L’abeille, Hideki Noda
L’abeille, 2016, trad. japonais Corinne Atlan, 64 pages, 13 €
Ecrivain(s): Hideki Noda Edition: Espaces 34
La vengeance de monsieur Ido
En France, nous ignorons tout ou presque du théâtre japonais contemporain : nous en restons, par goût sans doute de l’exotisme, à l’héritage du Nô et du Kabuki alors même que nous nous passionnons pour les mangas ou le cinéma nippon actuels. Sans doute serait-il nécessaire de traduire à plus large échelle des pièces récentes que des compagnies monteraient pour qu’enfin le théâtre japonais contemporain rencontre un public nombreux. Hideki Noda est un des très rares auteurs à être présent sur nos plateaux mais encore de façon modeste au regard de la vingtaine de textes qu’il a écrits.
L’abeille est inspirée d’une nouvelle de Yasutaka Tsutsui, romancier de SF, acteur connu dans son pays. La pièce date de 2006 et a été traduite en 2013.
L’abeille tient de l’histoire d’une vengeance sanglante que l’on pourrait presque qualifier de « gore ». On connaît par le cinéma asiatique l’expression de cette violence radicale. Dans la pièce en un acte, nous assistons progressivement à ce mécanisme qui nourrit profondément l’histoire du Théâtre : la spirale du Mal, les familles ennemies promptes à s’entretuer. Ici, il ne s’agit pas de personnages royaux, de riches clans, mais de deux familles de la société tokyoïte des années 70. D’un côté celle d’un col blanc, Ido, marié et père d’un jeune fils, et de l’autre, d’un évadé de prison, Ogoro, lui aussi marié (à une strip-teaseuse), père d’un garçonnet de 6 ans. La pièce est construite sur cette parfaite symétrie des personnages et de leurs actions puisque Ido va, à la suite d’Ogoro, prendre en otage, dans leur maison, la femme et le rejeton de celui qui a commis le même acte dans sa propre maison. Mécanique comique de la répétition et système de la loi du talion : « œil pour œil et dent pour dent ». Noda applique comme un jeu de massacre absurde le rite de la vengeance dans la mutilation opérée sur les deux fils par les deux pères, en coupant les doigts de l’un et de l’autre jusqu’à l’automutilation démente.
L’ensemble de la dramaturgie s’élabore non seulement sur cette symétrie mais aussi sur l’interchangeabilité des personnages. Il n’y a comme souvent dans l’œuvre de Noda que 4 comédiens pour cette pièce, une distribution de 14 personnages. Ainsi au début de la pièce (p.11), un reporter alerté par le fait divers de la prise d’otage, devient-il l’inspecteur de police Dodoyama. Les policiers se glissent dans la peau des policiers (p.18) parce que finalement ils procèdent de la même bêtise dans leurs commentaires vains. Anchoku, le policier, incarne, après sa mort, le rôle de l’enfant d’Ogoro (p.26). Ido en quelque sorte, parfait citoyen et bon père de famille voulant célébrer l’anniversaire de son fils unique, bascule peu à peu du côté du meurtre en série et « joue le criminel » (p.48). Il prend une batte de baseball dans un porte-parapluie et abat le policier Anchoku, puis menace d’un revolver la femme d’Ogoro. Un peu plus tard, il s’en prend à un reporter à coup de crosse de revolver. Ses dents giclent « comme des grains de pastèques ». La violence physique est sœur d’une folie grandguignolesque. Celle d’un homme brandissant un hachoir et prêt à sectionner sa propre main sur une planche à découper, à la fin de la pièce, juste avant le noir.
L’intenable parcours d’Ido ne fonctionne que par sa contrepartie comique et burlesque. La diffusion d’émissions de télévision met à distance l’horreur première jouée sur le plateau (cf. le roi des cordons bleus). Le récit différé qui constitue la toute première réplique trouvera des relais tout au long de la pièce (les policiers ou les reporters sont comme des témoins des évènements). La part sans cesse grandissante des didascalies dans le texte et leur dimension narrative et descriptive met en avant cette nécessité d’écart. Par rapport aux dialogues. Le personnage d’Ogoro, bien moins présent que celui d’Ido, massacre quant à lui la parole du dialogue en étant bègue. La musique elle aussi occupe assez largement l’espace de la fable ironiquement de My Way à une citation de Madame Butterfly ou du Lac des Cygnes.
Et l’abeille qui donne son titre à la pièce joue le rôle de l’Adversaire d’Ido. Elle entre dans le déroulement de la pièce de façon anecdotique (p.27). Ido en effet a demandé à sa prisonnière, la femme d’Ogoro, de fermer tous les volets de la maison et à cette occasion, une butineuse pénètre à l’intérieur et Ido ne « supporte pas les abeilles ». Il parvient à piéger l’insecte sous une tasse, « fou de joie ». Elle réapparaît, bien plus loin (p.48), dans une longue didascalie lorsque, au moment de boire du thé, Ido soulève la tasse où elle était retenue prisonnière. Elle se pose sur son visage puis après s’être envolée est tuée par Ido d’un coup de revolver. Victime tout aussi innocente de l’homme enragé. On sait depuis Aristophane que les guêpes sont métaphores des bassesses humaines (celle des tribunaux athéniens) tandis que l’abeille prodigue le miel de douceur.
Ainsi Noda s’inscrit-il dans la lignée d’un théâtre comique, à l’humour ravageur et par là-même inquiétant, dévoilant la face la plus sombre de la société japonaise. Celle d’une violence rentrée mais qui peut exploser à tout moment. Pour une simple affaire d’adultère, Ogoro a déclenché une série de meurtres, a déréglé l’ordre établi de la vie du citoyen Ido.
La pièce a été créée en 2006 à Soho Theatre à Londres. En 2014, elle a été montée au théâtre national de Chaillot. En 2015, elle a fait l’objet dans le cadre du Printemps de Comédiens de Montpellier d’une lecture.
On peut retrouver des extraits de la mise en scène (version anglaise) sur Dailymotion 2014.
Marie Du Crest
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