Kirinyaga, Mike Resnick
Kirinyaga, juin 2015, trad. de l’anglais (USA) par Olivier Deparis et Pierre-Paul Durastanti, 416 pages, 21,50 €
Ecrivain(s): Mike Resnick Edition: Denoël
Qu’ont en commun Les Seigneurs de l’Instrumentalité, L’Histoire du Futur, Chroniques Martiennes, Fondation, et Demain les Chiens ? Ce sont des romans de science-fiction dont chaque chapitre peut être lu comme une nouvelle indépendante des autres, autrement dit des fix-up, technique que ce genre semble le seul à avoir développé, technique dont s’est servi Mike Resnick (1942) pour son déjà multi-primé Kirinyaga, réédité augmenté de la longue novella Kilimandjaro.
Kirinyaga est le nom donné par les Kikuyus au mont Kenya ; c’est aussi le nom de leur « utopie », un planétoïde en orbite autour de la Terre terraformé de façon à ressembler aux savanes sèches sur lesquelles ce peuple élevait ses troupeaux et cultivait ses champs il y a de ça longtemps – puisque l’action débute, dans la nouvelle-prologue, en 2123, le jour où Koriba, futur mundumugu (un rôle à mi-chemin entre le prêtre et le sorcier) de Kirinaya, quitte un Kenya devenu à ses yeux européen pour rejoindre son peuple renouvelé.
Ce même jour, son fils l’emmène voir une rareté désormais : deux chacals en liberté sur ces territoires dont quasi toute la faune a disparu. Cette disparition permet de mettre en évidence une première qualité du récit de Resnick : il n’est pas tombé dans le piège de la fable écologiste, la longue lamentation sur les méfaits que l’homme a fait subir à Mère Nature ; il se concentre sur le ressenti « utopiste » de son personnage principal, celui dont la voix servira de fil conducteur tout au long des dix chapitres (un prologue, un épilogue et, entre les deux, huit épisodes) de Kirinyaga.
Narrateur, Koriba l’est à double titre : il est le personnage-narrateur choisi par Resnick, ainsi que celui qui raconte à son peuple des histoires, des fables animalières dont la morale ne se dévoile qu’après coup, tant pour les auditeurs que pour le lecteur ; il est le dépositaire d’une sagesse ancestrale à laquelle il pense que l’utopie planétaire donnera un nouveau lustre, et il tâche de la transmettre aux nouvelles générations. De surcroît, sa mission consiste à faire perdurer le mode de vie des Kikuyus, rené sur ce planétoïde, et auquel chacun se plie d’autant plus volontairement qu’il existe un « Refuge », un point sur la planète duquel on peut retourner quand on le désire sur Terre.
Pourtant, ces conditions sont dures, extrêmement dures, et la tradition oblige parfois à des choix cruels : ainsi, dès le second chapitre (mais le premier se déroulant sur Kirinyaga), Koriba tue un enfant né par le siège, parce que, selon la tradition, un enfant de ce type porterait malheur. Cet acte, Koriba l’a commis en son âme et conscience, lui qui est multi-diplômé de diverses universités occidentales et se sert d’un ordinateur pour communiquer avec l’Administration (un organisme chargé de surveiller que les utopies – il y en a plus de soixante gravitant autour de la Terre – ne connaissent pas, par exemple, de dérives anti-démocratiques), mais désire avant tout que vive dans toute sa pureté le peuple des Kikuyus, sans nulle interférence européenne. Mais cet acte va attirer l’attention de l’Administration, et la réaction potentielle de celle-ci génère des inquiétudes parmi les ouailles de Koriba ; celui-ci répond en s’appuyant sur la « charte », qui dit qu’« il est interdit à l’Administration d’intervenir dans [leurs] affaires », et parvient à défendre son point de vue face à un représentant du Conseil des Utopies.
Dès cette première nouvelle se déroulant sur Kirinyaga, deux des thématiques parcourant le recueil sont mises au jour : la confrontation entre le savoir technologique et les croyances tribales, d’une part, et la possibilité d’une réelle autarcie pour une quelconque communauté, sans ingérence aucune de la part d’une instance extérieure (« Nous ne pouvons pas changer notre manière de vivre parce qu’elle vous dérange, vous »), d’autre part. Et plongé dans ces problématiques, Koriba, narrateur fidèle et honnête des événements se déroulant sur Kirinyaga.
Comme toute utopie, Kirinyaga contient en elle le ver qui la fera pourrir, la frustration, née de la confrontation à l’extérieur, tout simplement, la conscience que d’autres choix sont possibles, jusqu’à pousser Koriba au départ, au retour dans ce Kenya qu’il honnit, pour un épilogue intitulé assez justement « A l’Est d’Eden », où il est confronté à son échec – et à celui de son utopie. Ce chapitre est empreint de mélancolie, comme juste puisqu’il évoque aussi l’obligation de renoncer à un rêve, mais aussi d’espoir, celui d’un exil possible sur Terre…
Dans la présente édition, la chronique tenue par Koriba est augmentée, comme déjà dit, de la longue novella (à mi-chemin entre la nouvelle et le roman pour ce qui est de la longueur) Kilimandjaro. Suivant la même structure que Kirinyaga (des chapitres-nouvelles pouvant fonctionner de manière autonome mais unis par un fil conducteur), cette novella narre, au travers des yeux de David ole Saitoti, historien de son état, ce qu’il advient de l’utopie fondée par les Masaïs après l’échec de celle fondée par leurs voisins sur Terre, les Kikuyus. Plus politique, cette novella montre un peuple désireux quant à lui de concilier tradition et modernité, en s’appuyant sur les erreurs de ses prédécesseurs, avec pourtant des problématiques relativement similaires, mais résolues de façon plus souple, sans la pseudo-folie intégriste qui semblait parfois se saisir de Koriba. Quant à savoir si cette utopie-ci sera ou non un échec, la réponse dépend du point de vue et se trouve, éventuellement, à l’ultime page de cette chronique tenue par David ole Saitoti.
Les dix-huit récits, tant ceux de Kirinyaga que ceux de Kilimandjaro, sont menés de main de maître par un Resnick qui s’appuie sur une connaissance intime de l’Afrique de l’Est pour faire vivre sous les yeux du lecteur les deux utopies dans leurs moindres recoins, oscillant entre la science-fiction réflexive (que deviennent nos rêves politiques lorsqu’ils se concrétisent ?) et l’ethnologie, à l’image d’un Koriba lui-même tiraillé entre les connaissances accumulées et la vie qu’il désire mener – à ceci près que Resnick s’en tire beaucoup mieux que Koriba, preuve en est de la moisson de prix récoltés par les chapitres-nouvelles de ce roman foisonnant qu’est Kirinyaga. Cette moisson, à environ vingt ans de distance, se justifie par les qualités de fond énumérées ci-dessus, et par un style altier, qui montre de la part de l’auteur une maîtrise parfaite de l’art du dialogue et une capacité géniale à équilibrer le récit entre moments réflexifs et actions, avec d’occasionnelles pointes d’humour bienvenues.
Didier Smal
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