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Journal d’un rabbin lituanien du XVIIIe siècle, Menahem Mendel Slatkine (par Gilles Banderier)

Ecrit par Gilles Banderier 22.03.21 dans La Une Livres, Anthologie, Les Livres, Critiques, Israël, Editions Honoré Champion

Journal d’un rabbin lituanien du XVIIIe siècle, Morceaux choisis et édités à partir d’un ouvrage attribué au rabbin Shlomo David de Radoshkovitchi par Menahem Mendel Slatkine, éd. Honoré-Champion, 2020, trad. hébreu Claire Darmon, 478 pages, 65 €

Edition: Editions Honoré Champion

Journal d’un rabbin lituanien du XVIIIe siècle, Menahem Mendel Slatkine (par Gilles Banderier)

 

Dans les premières pages du Nom de la rose (Un manuscrit, naturellement), Umberto Eco s’est moqué avec virtuosité et volubilité du vieux topos littéraire du manuscrit retrouvé au fond d’une malle, tout en reprenant ce même lieu commun avec force détails destinés à l’accréditer. Ce Journal d’un rabbin lituanien est-il autre chose qu’une fiction ? Il faut s’interroger sur la personnalité de celui qu’on regardera, selon la réponse qu’on donnera à cette question, comme son véritable auteur ou son simple éditeur.

La vie de Menahem Mendel Slatkin (1875-1964) forme un pont entre deux mondes. Né à Rostov-sur-le-Don, il vécut sa jeunesse dans le climat d’antisémitisme slave, survécut aux pogroms de 1905 et choisit la voie de l’exil vers la Suisse, Zurich d’abord, puis Genève qui abritait une importante communauté russe.

Slatkin, devenu Slatkine, mena sur les bords du lac Léman une triple vie, s’intégrant à sa nouvelle partie, fréquentant d’autres exilés (Lénine lui offrit un volume de ses œuvres) et retournant régulièrement à Rostov-sur-le-Don afin de surveiller ses investissements demeurés dans les banques locales et d’assouvir sa passion pour les livres rares, qu’il rapportait à Genève. Survinrent la Première Guerre mondiale, puis la Révolution russe et, pour Slatkine et beaucoup d’autres, la ruine (un moindre mal, eussent dit les Poilus dans leurs tranchées). Pour gagner sa vie, il eut recours à l’expédient classique des bibliophiles impécunieux : il vendit sa bibliothèque et (ce qui est moins courant) mit à profit ses connaissances linguistiques pour ouvrir une petite librairie spécialisée dans les judaica et la littérature russe. De l’autre côté de l’Atlantique, les curators des bibliothèques universitaires américaines, effarés à juste titre par ce qui se produisait en Europe, entreprirent d’y acheter le plus de livres possible (le mouvement dura au moins jusque dans les années 1950) et la librairie Slatkine profita de leurs ressources budgétaires apparemment illimitées. À la librairie se superposa une maison d’édition spécialisée dans les reprints, les réimpressions à l’identique d’ouvrages introuvables (de nos jours, ces reprints Slatkine sont eux-mêmes devenus des raretés). Mais d’autres livres virent le jour, comme ce texte hébreu publié en 1949 et désormais traduit en français.

Dans sa brève préface, Menahem Mendel Slatkine indique de façon plutôt expéditive : « Par un concours de circonstances sur lequel il n’y a pas lieu de s’attarder, je suis entré en possession d’un lot d’écrits sortis de la plume d’un rabbin lituanien à l’époque du gaon de Vilna » (p.3). D’un côté, le soupçon est évidemment autorisé, dans la mesure où le ou les manuscrits ayant servi de base à ce texte n’ont pas été conservés ou retrouvés. De l’autre, d’innombrables détails sont trop précis pour être entièrement sortis de l’imagination et supposent une érudition rabbinique de premier ordre. Ajoutons à cela que les périodes historiques troublées (et peu le furent autant que celle comprise entre 1905 et 1945) sont propices à la destruction des livres, mais également à leur circulation souvent involontaire et contre le gré de leurs propriétaires (s’ils sont encore de ce monde). On admettra donc que Menahem Mendel Slatkine n’aurait pu écrire cette œuvre, s’il l’a écrite, sans le secours de nombreux textes authentiques et que, si ce Journal constitue une élaboration littéraire, fictionnelle, elle est particulièrement réussie. Les quatre années passées par Slatkine dans une prestigieuse école talmudique, entre 1888 et 1892, fournissent peut-être la clef, de même que les innombrables textes médiévaux lus et médités par Umberto Eco dans le cadre de son activité universitaire se sont réfractés parmi le Nom de la rose.

Ces mémoires décrivent ou reconstituent la vie d’un rabbin lituanien entre 1788 et 1790. Un siècle plus tôt, le judaïsme avait été ébranlé de manière sérieuse par l’apparition d’un homme qui s’était présenté comme le Messie, Sabbataï Tsevi (1626-1676). Sa fin piteuse, précédée d’une conversion à l’islam (on peut se déclarer Messie sans avoir le goût du martyre), ne lui aliéna pas tous ses partisans et, plus de cent ans après sa mort, il en restait encore suffisamment pour empoisonner la vie des communautés ; d’autant plus qu’un autre pseudo-Messie s’était entre temps manifesté, Jacob Joseph Frank, qui fit le trajet du judaïsme au christianisme, en passant par l’islam. Frank se prétendait la réincarnation de Sabbataï Tsevi. On considère que la croyance en la métempsychose appartient au bagage des religions ou des sagesses, quel que soit le nom qu’on leur donne, venues d’Extrême-Orient. De nos jours, cette croyance est totalement exclue du judaïsme, qu’il soit libéral, orthodoxe ou ultra-orthodoxe. Mais, dans le passé, elle pouvait être professée par des Juifs (la Kabbale admettait même qu’on puisse se réincarner en source), comme le montrent plusieurs pages du Journal.

Cependant, compte tenu du halo de mystère qui entoure ce texte, il est difficile de le considérer comme un document historique. Néanmoins, il retrace avec précision les difficultés auxquelles devaient faire face les petites communautés juives, confrontées non seulement à l’antijudaïsme ambiant, mais encore aux dissensions internes, entre rabbins, entre partisans et adversaires du hassidisme ou la haskalah, le « judaïsme des Lumières » venu de Berlin. On a dit que le judaïsme est plus une orthopraxie qu’une orthodoxie. Il est du rôle et de la responsabilité du rabbin que ses fidèles observent scrupuleusement les 613 mitsvot (commandements) ou, en tout cas, qu’ils ne s’en éloignent pas trop. Parmi les personnages récurrents de ces anecdotes figurent le colporteur de livres qui, outre l’intérêt présenté par sa marchandise, assure la circulation des nouvelles entre les communautés ; le Shabbes goy, chrétien chargé d’accomplir les tâches interdites aux Juifs durant le shabbat et qui finissait à la longue par connaître les lois juives aussi bien, sinon mieux, que les Israélites eux-mêmes, ou le shtadlan, l’intercesseur auprès des puissants.

La traduction du texte hébreu est fluide et élégante ; l’annotation précise, parfois un peu trop. On construit une annotation en fonction de l’image (plus ou moins exacte, comment le savoir ?) qu’on se fait de ses futurs lecteurs. Si, dans un texte où apparaît le nom de Vénus, on éprouve la nécessité d’insérer une note pour préciser qu’il s’agit de la déesse de l’amour ou d’une planète de notre système solaire, cela implique qu’on s’adresse à des lecteurs au niveau culturel plutôt bas. Dans le cas de ce volume, qui n’est en aucune manière une introduction au judaïsme à destination du grand public, pensait-on vraiment que ceux qui liront un ouvrage de ce niveau auront besoin qu’on leur apprenne ce qu’est un minyan (p.100) ou que l’hébreu se contente de noter les consonnes (p.36) ?

 

Gilles Banderier

 

Menahem Mendel (Michel) Slatkine (1875-1964) est le fondateur de la maison d’édition éponyme.

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A propos du rédacteur

Gilles Banderier

 

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Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).