Jephtias Tragœdia, La Fille de Jephté, tragédie, Jacob Balde (par Gilles Banderier)
Jephtias Tragœdia, La Fille de Jephté, tragédie, Jacob Balde, Classiques Garnier, 2020, trad. Dominique Millet-Gérard, 668 pages, 58 €
En matière littéraire comme en la plupart des domaines artistiques, la postérité ne se trompe pas aussi souvent qu’on le prétend, et ses jugements sont en général fondés, même s’ils peuvent être parfois sujets à révision ou à appel, dans un sens comme dans l’autre, au fil du temps (l’exemple-type étant celui de Thomas Corneille, jadis plus lu que son frère). La probabilité de découvrir sous la poussière des bibliothèques et des librairies d’anciens un écrivain de premier ordre qui aurait échappé à toutes les investigations des historiens de la littérature n’est pas aussi élevée que le croient en général les étudiants en doctorat.
Cela étant, il arrive que de grands auteurs soient injustement négligés, pour des raisons externes à leur œuvre proprement dite et à sa qualité, ainsi la langue dans laquelle ils l’ont composée. Durant une très longue période, pratiquement jusqu’au XIXe siècle, tous les écrivains européens furent bilingues, capables d’employer une langue vernaculaire (celle de leur pays) et une langue véhiculaire (le latin).
Le père de Montaigne avait pris ses dispositions pour que son fils apprît le latin comme une langue vivante, avant même le français, et si les Essais furent composés en vulgaire, ce fut parce que Montaigne l’avait paradoxalement décidé (« J’écris ce livre pour peu de gens et pour peu d’années. S’il s’était agi de quelque chose destiné à durer, il eût fallu y employer un langage plus ferme : puisque le nôtre a subi jusqu’ici des variations continuelles, qui peut espérer que sous sa forme présente il soit encore en usage dans cinquante ans d’ici ? » (III, 9). La première version du Léviathan fut rédigée en anglais, puis traduite en latin par Hobbes lui-même et substantiellement modifiée (1668). Ce fut également en latin que Hobbes composa une de ses premières œuvres, le poème De mirabilibus Pecci (1627), qu’il traduisit ensuite.
Jacob Balde est un poète triplement excentrique, au sens que possède cet adjectif en géométrie. Tout d’abord, cet Alsacien, qui passa l’essentiel de son existence en Bavière, sans cesser pour autant d’entretenir le souvenir de sa petite patrie, était catholique, dans une Allemagne – ou plus exactement des Allemagnes – largement acquise à la Réforme protestante puis, quelques décennies plus tard, à la modernité de l’Aufklärung. Ensuite, ce poète, né en 1604, mort en 1668, fut longtemps négligé par l’historiographie de son pays qui, comme on l’a fait remarquer avec beaucoup d’esprit, eut souvent tendance à n’envisager la littérature allemande que dans la période comprise entre 1750 et 1950. Enfin, dans un pays où la langue vernaculaire fut, au point de vue politique, un facteur d’unité décisif (notamment à travers la traduction de la Bible par Luther), il composa toute son œuvre en latin, langue de Virgile, mais aussi langue de l’Église romaine. Trois raisons plutôt qu’une seule, qui expliquent pourquoi le père Jacob Balde S.J. a connu un long purgatoire, dans la mémoire des hommes en tout cas.
Il fut un très grand écrivain, composant dans un latin qu’il crut, sinon éternel, du moins plus durable que sa langue maternelle, l’allemand. Il écrivit en latin et avec une dextérité impressionnante, on y reviendra. La traductrice française de sa poésie, Andrée Thill, déclara un jour que même avec une agrégation de lettres classiques, une thèse d’État sur la poésie augustéenne et un demi-siècle d’enseignement universitaire du latin derrière elle, elle ne savait pas toujours quel sens donner à telle ou telle construction.
« C’est un véritable plaisir de lettré – devenu certes plus laborieux à notre époque de latinistes nains, par rapport à ces géants qu’étaient les jésuites – que de découvrir le maillage serré de citations latines qui habitent, de façon apparemment très naturelle, le texte de la tragédie », écrit le Pr. Millet-Gérard (p.37-38) : et même pas des nains sur les épaules de géants, suivant l’ingénieuse métaphore de Bernard de Chartes, mais des nains pour qui le latin a fini par devenir une matière exclusivement universitaire, comme le sanscrit ou l’akkadien.
La postérité fut dure envers Jacob Balde comme elle le fut envers tous les auteurs néo-latins, si doués soient-ils, mais elle lui fit également payer d’avoir appartenu à la Compagnie de Jésus, un ordre religieux international et conquérant, qui se heurta non seulement à des religions (ou des sectes) rivales, mais encore aux États-nations et bientôt à la Papauté elle-même. Les Jésuites dirigeaient des établissements d’enseignement, où – il s’agit d’une autre originalité – ils cultivaient le théâtre. Pas n’importe quel théâtre, bien entendu : un théâtre qui prolongeait les cours de rhétorique et contribuait à la formation religieuse des élèves. Les sujets étaient donc fréquemment pris à la Bible ou à l’hagiographie. Comme l’a montré Marc Fumaroli dans son recueil Héros et orateurs, certaines pièces de (Pierre) Corneille forment la pointe avancée du théâtre jésuite dans la littérature française.
La Fille de Jephté fut représentée à Ingolstadt en 1637, un an après Le Cid et l’année même où Descartes publiait son Discours révolutionnaire, ne serait-ce que parce qu’il plaçait le français au même rang éminent que le latin. Mais la pièce ne fut imprimée qu’en 1654, échappant ainsi au sort de la grande majorité du répertoire théâtral jésuite, demeuré à l’état manuscrit, voire disparu sans retour. Comme la Sepmaine de Du Bartas, le Paradise Lost de Milton et d’autres œuvres encore, la tragédie de Balde constitue l’amplification démesurée d’un épisode biblique assez bref, dans le livre des Juges (chapitre 11) ; épisode qui n’est pas sans analogies troublantes avec le sacrifice d’Isaac (Balde y fait allusion lorsqu’il décrit la fille de Jephté en train de tisser une tapisserie représentant Abraham et son fils). Les exégètes ont discuté à perte de vue (la dissertation « Sur le vœu de Jephté » dans le Commentaire littéral de dom Calmet offrait déjà en 1711 un panorama des thèses en présence) pour savoir si Jephté immolait réellement sa fille (en contradiction avec la Loi juive – voir Deutéronome 18, 10, qui prohibait les sacrifices humains) ou s’il l’a vouée à une virginité perpétuelle. Balde avait choisi la première interprétation, la fille de Jephté recevant même le prénom qui lui manquait dans la Bible, Menulema, à coloration hébraïque si l’on n’y regarde pas de trop près, mais surtout anagramme d’Emmanuel et pointe conceptiste qui rappelle que, s’il maniait avec une aisance impressionnante et devenue impossible à égaler les mètres de la poésie latine classique et de la tragédie sénéquienne, Balde fut, sans qu’il y ait incompatibilité, un écrivain baroque – et parmi les plus grands. Sa virtuosité dans l’emploi du latin a pour pendant la virtuosité égale du Pr. Dominique Millet-Gérard dans la traduction et le commentaire.
Gilles Banderier
Dominique Millet-Gérard est professeur de littérature française à la Sorbonne.
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