Jack Fairweather, Prisonnier volontaire. L’histoire vraie du résistant polonais qui a infiltré Auschwitz (par Gilles Banderier)
Jack Fairweather, Prisonnier volontaire. L’histoire vraie du résistant polonais qui a infiltré Auschwitz, traduit de l’anglais par Carine Guerre et Clotilde Meyer, Paris, Flammarion, 2022, 542 pages, 24, 90 €.
Quand on aborde ce qu’il est convenu d’appeler la « littérature des camps », il n’est pas rare qu’on se retrouve en face d’histoires vraies qui ne se contentent pas de dépasser la fiction, mais qui l’écrasent. Tel est encore le cas ici. De toute manière, l'entreprise génocidaire nazie marque une des limites de la « littérature » et, peut-être, un de ses échecs, en tant que mode de connaissance du monde et de l'être humain. Aucun écrivain, si audacieux ait-il été, ne l'a vue arriver. Jules Verne a pu anticiper le sous-marin de guerre, le voyage sur la Lune, la télévision et bien d'autres choses, mais ni lui, ni personne d'autre, n'a imaginé l'anéantissement programmé, rationalisé, technicisé, de tout un groupe humain. À l'autre extrémité du temps, rares sont les œuvres littéraires, les textes de fiction (en excluant donc les témoignages) qui se soient hissés au niveau de cette tragédie. On pense à la fin du Dernier des justes ou à l'avant-dernier chapitre de La Librairie Sophia.
Witold Pilecki fut peut-être le seul homme, en tout cas un des très rares, à s’être porté volontaire pour être déporté à Auschwitz. On savait que ce camp existait et que des prisonniers polonais y étaient régulièrement emmenés. Que se passait-il derrière les hauts murs et les clôtures de barbelé ? Il n’y avait pas vingt façons de l’apprendre : il fallait qu’un volontaire s’y fît admettre et, une fois dans la place, qu’il parvînt à mettre ses observations par écrit et à les transmettre à l’extérieur. Ce fut Witold Pilecki qui accepta la mission, à laquelle rien ne prédisposait cet homme ordinaire, hobereau marié et père de deux enfants. Son nom et son histoire dormaient enfouis dans différents dépôts d’archives en Pologne, d’où Jack Fairweather est allé les arracher. Il a bien fait et personne, on l’espère, ne poussera la mesquinerie jusqu’à affirmer que Witold Pilecki ne méritait pas un livre – son livre.
Même s’il n’était pas une tête politique, aucun Polonais digne de ce nom ne pouvait assister passivement et la mine réjouie à l’invasion de sa patrie par les Allemands, qui avaient bombardé Varsovie et entrepris de massacrer l’élite intellectuelle du pays (professeurs, médecins, magistrats, …). Des mouvements de résistance se mirent en place et ce fut dans ce cadre-là que Witold Pilecki prit ses dispositions pour être capturé par l’envahisseur et conduit au camp d’Auschwitz, où il vit ce que l’occupant ne voulait pas qu’on vît. Il découvrit l’existence ordinaire, quotidienne, faite de violence, de privations, de douleur et de cruauté, où l’horizon se rétrécit et où seul compte le fait de survivre un jour, parfois une heure de plus ; les règles non écrites, la hargne des kapos, la monstruosité des SS (qui, le soir de Noël, déposèrent en guise de paquets, au pied d’un grand sapin décoré, les cadavres de détenus juifs). Il vit fonctionner les chambres à gaz sans comprendre tout de suite ce qu’il voyait, tant l’idée était au-delà des possibilités de son imagination. À l’intérieur de cet enfer sur terre, il chercha à former des cellules de résistance et réussit à faire sortir des rapports destinés à la résistance polonaise (laquelle, entre autres prouesses, avait offert aux Anglais une réplique de la fameuse machine de codage Enigma, dont les Allemands étaient si fiers), qui les fit passer, grâce à diverses ruses (comme la dissimulation des documents derrière le miroir des toilettes du train Varsovie-Bâle), à Londres… où, en dehors du gouvernement polonais en exil, personne n’y accorda foi… De manière générale, les rapports, aussi circonstanciés eussent-ils été, sur les atrocités commises par les Nazis en Europe de l’Est furent accueillis en Grande-Bretagne ou aux États-Unis avec un haussement d’épaules sceptique, même lorsque des éléments factuels et indiscutables provenaient d’un industriel allemand, Eduard Schulte. Le massacre du ravin de Babi Yar, en Ukraine, fut qualifié de « produit de l’imagination slave » (p. 193-194) et un fonctionnaire du ministère de l’Intérieur anglais se surpassa en écrivant : « “L’horreur” absolue comme les histoires de torture dans les camps de concentration […] rebutent les esprits normalement constitués. Il faut un peu d’horreur, mais avec parcimonie et toujours touchant des populations indiscutablement innocentes. Donc pas des violents opposants politiques. Ni des Juifs » (p. 195). Ni Churchill, ni Roosevelt (qui éconduisit une délégation de rabbins américains venus lui parler de ce qui se passait) ne prirent la mesure des horreurs perpétrées et, curieusement, nul ne leur en fera reproche par la suite ; tandis qu’à l’intérieur d’Auschwitz Witold Pilecki et ses compagnons luttaient avec les moyens du bord, par exemple en lâchant des poux infectés par le typhus dans les vestiaires des SS. En 1943, Witold réussit à s’évader et à rejoindre Varsovie où, dans la clandestinité, il produisit rapport sur rapport, participa à l’insurrection de la ville, assista à l’effondrement du « Reich qui devait durer mille ans », mais ce fut pour voir la Pologne tomber entre les griffes de nouveaux maîtres, envahie par les Soviétiques, qui installèrent une autre terreur, laquelle ne l’enchanta pas davantage. Il fut encore une fois du côté de la résistance, de la liberté et le nouvel envahisseur lui organisa un procès comme il savait les organiser, après l’avoir torturé interminablement et avant de lui loger une balle dans la nuque (comme ceux que les SS exécutaient à Auschwitz contre le « mur de la mort », dans la cour du bloc 11). D’un totalitarisme l’autre… Ainsi s’acheva cette existence aussi digne que tragique, une vie à l’image de son pays, excellement retracée par Jack Fairweather, dans un livre à la fois impeccablement sérieux et agréable à lire.
Gilles Banderier
Jack Fairweather fut reporter de guerre en Afghanistan. En 2011, il entendit parler pour la première fois de Witold Pilecki et n’eut de cesse d’enquêter sur son histoire.
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