Il nous faudrait des mots nouveaux, Laurent Nunez (par Robert Sctrick)
Il nous faudrait des mots nouveaux, Les Éditions du Cerf, août 2018, 192 pages, 14 €
Ecrivain(s): Laurent Nunez
Il est périlleux de mettre en avant, pour s’y abriter ou pour en faire un fil d’Ariane, la catégorie du performatif, si prisée quand il s’agit de parler du langage. Qui se risque à dire que « dire c’est faire », s’institue comme sujet agissant, puisqu’il ne fait jamais que déclarer, ès qualités, que la séance est ouverte, ou que, ceci, tout compte fait, est une pipe. Et on pourrait lui rétorquer que voilà bien du bruit pour pas grand-chose, et pour qui se prend-il ? Par bonheur, tout n’est pas performatif. C’est la vulgate : il y a loin, dit-on, de « à 9h05, vous êtes en garde à vue » à « à 9h05 commence le cours de philo ». Voire ! Si l’on accorde quelque pertinence au langage, on peut se demander si tout ce qui constate ou informe ne le fait pas comme les radars du bord des routes, avec quelque arrière-pensée disant que le procès, tout verbal qu’il est, va dégénérer en action, et en action contre, pour le coup. Mais tant de choses ont été dites là-dessus que les répéter nous écarterait du propos savant de Laurent Nunez. Lequel, d’ailleurs, se soucie fort peu de théoriser – il laisse cela aux pédants, qui s’en mordent déjà les doigts.
Mais on ne ferme pas ainsi la bouche à un cuistre, lequel doit au moins s’expliquer sur ses enthousiasmes. Le travail de Nunez est unique et, pour s’y retrouver, on s’aide des béquilles ordinaires, quand on est un écolâtre : comment pouvez-vous lire comme un roman l’aventure d’un absent de tout lieu, le sens, en treize épisodes, pas un de plus pas un de moins, qui dit à toutes les pages la présence d’un manque, si vous n’avez pas conçu pour le lexique quelque sympathie toute prête à s’effondrer s’il vous trompe ? Entre la langue et vous, c’est une histoire d’amour. Au moins, quand votre banquier vous dit qu’il vous manque des sous, il vous retranche, jusqu’à meilleure fortune, de la communauté des êtres désirants : c’est l’élasticité du désir qui est atroce, le nécessaire et le superflu ne se signalent pas par le même manque aigu… Mais l’économie n’est pas structurée comme un langage, ou alors comme le langage du maître. Où est Nunez dans tout cela ? On y vient : le lecteur de Il nous faudrait des mots nouveaux aura peut-être l’impression, vague mais tenace, que le langage est structuré comme une économie, un peu, j’imagine, à la façon des billets à ordre des banquiers de Gênes, qui devaient se désoler, avant Christophe Colomb, regrettant qu’on n’eût point, à portée de voile latine, des mines de métaux précieux. Notez qu’ils ont craché sur la soupe, les Génois, et que Colomb a dû se faire sponsoriser ailleurs… Faisons avec ce qu’on a, disent les bien parlants. Nunez est plutôt sur l’une des trois caravelles, et si vous voulez mon avis, à la fois à bord de la Maquillée, de la Fillette et de la Sainte Vierge. Il chausse sa lunette d’approche et sous ces trois pavillons, va glaner, bien avant la conférence de Valladolid, des mots, des rituels, des habitus, comment appeler cela, méthode qui l’apparente et qui l’éloigne de ces linguistes anthropologues étonnés d’entendre dénommer la neige de tant de façons différentes selon sa consistance, ou bien de voir le spectre des couleurs découpé en bien plus qu’il n’en faudrait. Voilà pour la proximité : il y a du trop-plein chez les autres, qui savent mieux découper le même réel selon leurs besoins. Mais voici l’autre versant : c’est nous les pauvres, nous qui avons besoin de chapelets de mots quand d’autres ont l’idée et ce qui la traduit. De fait, on est vite acculé à un mixte de périphrase et de métaphore : pensons à l’époque où passe du néant à l’être le véhicule à roues se propulsant sur des rails avec la puissance cinétique que lui donne une vapeur sous pression permettant d’actionner bielles et manivelles. Il faut bien le dénommer, cet engin, et qui sait ce qui nous empêcha de choisir « cheval de feu », « taureau de fer », que sais-je ? Comment en est-on venu à train, « ensemble de choses, gens ou bêtes qui vont en file » ? L’auteur, pour notre plaisir, ne s’intéresse pas à ces phénomènes triviaux, il veut vraiment pointer un manque de la langue, qui est resté tel, alors même que d’autres langues désignent la chose en lui affectant un mot. Et il a mille exemples pour montrer que des langues (classiques mais aussi exotiques, ô combien !) disent d’un mot ce que les poètes, les romanciers, les philosophes, forcés et contraints, représentent : d’où leur besoin de narrer et – chose plus surprenante – de vivre la chose.
Manque de la langue (lalangue, eût dit Lacan), mais manque fertile, si les deux notions sont compatibles. On se croirait chez Valéry (Fragments du Narcisse) : « L’âme, aux yeux noirs, touche aux ténèbres mêmes ; / Elle se fait immense et ne rencontre rien ». Mais de Valéry à Lacan, on voit se dessiner le passage du formel à la structure, de l’intellectualisme au charnel. Vous lirez dans ce petit traité du néant fondateur des réminiscences aussi sublimes que le récit par Stendhal de son émotion au sortir de Santa Croce. Ailleurs, l’humour règne en maître. Aucun petit traité, parmi ceux qu’on lit avec une gourmandise qui ne faiblit pas, ne renvoie à la jouissance sous toutes ses formes, celle de l’attente et du mystère, et, surtout, aucun ne sait aussi bien orchestrer la polyphonie des formes, des lieux et des époques, pour me parler de moi. Oui, le manque féconde.
Robert Sctrick
- Vu : 1918