Guérillères ordinaires, poèmes dramatiques
Guerillères ordinaires, poèmes dramatiques, 2013, 75 pages, 12,80 €
Ecrivain(s): Magali Mougel Edition: Espaces 34
Les guérillères ordinaires ou les trois guerrières tragiques
Les éditions espaces 34 ont réuni trois poèmes dramatiques de Magali Mougel : Les guerrillères ordinaires forment une trilogie fondée sur le destin de trois femmes dont nous entendons le monologue. Elles ont face à elles trois figures masculines qui leur font violence, Georg, le mari, Egon Framm le patron et enfin le père chasseur dans le dernier texte. Elles choisissent toutes les trois la violence de la mort pour se libérer. La mère à l’existence rangée dans le quartier français de Séoul ; Lilith est une mère infanticide : ses « deux petits princes » reposent dans des tiroirs du congélateur familial. Son histoire rappelle à grands traits l’affaire Véronique Courjault qui avait bouleversé l’opinion publique en 2009. Sa sœur de souffrance, Léda Burdy, pour garder son emploi d’hôtesse d’accueil, détruit son corps pour porter du 34 répondant aux exigences de son patron, Egon, Zeus ordinaire et implacable. Enfin la jeune lesbienne trahit son amie que les chasseurs tueront comme du gibier. Elles portent la mort, comme des combattantes des guerres dans la folie des jungles.
Magali Mougel a forgé ainsi leur nom, épique et oxymorique. Elles sont des femmes mythologiques comme des souvenirs du théâtre classique à la langue poétique justement que Corneille dans « son discours sur le poème dramatique » appelait de ses vœux. Lilith est la première femme d’Adam, celle qui refuse la loi adamique. Elle parle à son époux « gros, chauve et alcoolique ». Adam et Georg signifient la terre en hébreu et en grec. Lilith sera un être d’eau, une fille du fleuve Han qui coule à Séoul. Privé de réalité incarnée, l’homme violent ne comprend pas, persécute. Monstre domestique, monstre économique et monstre moral : le père. Mais pourtant les trois poèmes sont des œuvres autonomes aussi.
Lilith à l’estuaire du Han
Le premier mot du poème dramatique est doux et lointain, Seorae /. Les arbres de Seorae v.3. A Seorae v.14, dans la maison de Seorae, v.15, quartier des expatriés français à Séoul. La voix qui a pris la parole entend le vent qui torture les arbres de Seorae v.9. Ce mot exotique est un leitmotiv, une musicalité inquiétante (le lieu des crimes) aux lettres capitales p.27-28. Lilith est donc étrangère à tout. Elle ne peut s’adresser à Georg, qu’en se parlant à elle-même.
Tu me dis Georg / Tu pourrais repasser…
Le mari n’a qu’une chose en tête, percer une fenêtre dans le mur de la buanderie pour que Lilith puisse voir le soleil et la beauté du jardin. La buanderie est le lieu secret de Lilith. Elle n’aime pas la lumière, elle ne veut pas qu’on viole son intimité en regardant par cette maudite fenêtre. Le poème décrit le processus tragique. Le mur est démoli et le couple se délite (p.14). Lilith éprouve du dégoût pour le sexe de Georg, la langue du monologue est comme fracassée, les mots s’isolent à la ligne :
Tu sens
Te laisser faire /
Tu me /
La page 16 toute entière dit cette répugnance absolue du corps. Démolir le mur de la buanderie, c’est démolir Lilith. C’est « son petit abri contre le monde ». Et toujours la rage du vent dehors. La buanderie est aussi le silence que seul trouble le « bourdonnement » du congélateur. Dans la buanderie, dans le congélateur, reposent « les deux petits princes ». Un peu comme dans un conte de fées, une berceuse.
Les petits princes sont au lit
Dans son nid l’oiseau s’est blotti
Et la rose et le souci
Là-bas vont dormir aussi (p.21)
Lilith peu à peu s’habitue à la fenêtre percée dans le mur de la buanderie. Mais Lilith est emportée par le vent qui « la ravage ». Les deux petits, les deux enfants, Georg n’aurait pu les aimer. Lilith est une Médée de la terre coréenne. Elle chante la mort de ses enfants selon un chiasme fatal et implacable :
Morts et froids et froids et morts (p.27)
Et le mot EFFROI par deux fois surgit. Puis la voisine parle à Lilith, elle a envie de ces relations entre expatriés français, vivant à Seroae. La voisine parle des apparences lisses de la vie de Lilith, mère de deux fils, bien élevés. Lilith entend sa voix en elle :
Elle me demande si j’aime la musique
Et la mort enfin fonde la cérémonie tragique. Les deux petits sont des cadavres et Lilith fracasse le crâne de la voisine, les deux corps sont arrachés à leur sépulture. Lilith incendiaire, Lilith parle encore à Georg, dévoré par « l’hydre du feu », emportant avec elle les petits princes qui fondent contre la chaleur de leur mère. Le Feu, L’Air sont convoqués dans cet épilogue tragique. Lilith et les petits vont retourner au monde primordial des eaux et enfin l’apaisement viendra ainsi que le silence du texte, du cri de Lilith :
Qu’il est doux le goût salé de la mer/
Léda, le sourire en bannière
La deuxième guerrière est une victime du dehors, du monde du travail, à la différence de Lilith, femme au foyer. Dès le début du texte, divisé en neuf parties que l’on pourrait considérer comme des chants, elle se présente comme une hôtesse d’accueil parfaite qui a le sourire en bannière :
Je m’appelle Léda.
Léda Burdy.
Léda Burdy pour vous accueillir
En 2, elle déclinera à nouveau son identité et sa fonction. Curieuse identité que celle, qui est, par son prénom, épouse du roi Tyndare, aimée de Zeus, mère de Castor et Pollux, et d’Hélène et de Clytemnestre, et par son patronyme, assez proche de l’anglais burden (le fardeau) une bien simple mortelle que la vie va malmener. Elle est une hôtesse fort compétente au sein de l’entreprise FRAMM. En 2, le monde de Léda s’écroule. Le patron Egon, au nom germanique, brise la vie de Léda : sa parole mortifère s’insinue dans le monologue de l’héroïne. Il vient et dit, p.40 :
Je ne suis pas sûr que
comment dire
Mademoiselle Burdy
Nous puissions
Continuer à travailler ensemble…
Le cygne est un signe funeste. Framm est un Zeus terrible et dérisoire. Léda ne s’alimente plus, elle raconte son martyre. Ce que Framm reproche à Léda, c’est son corps, sa masse, son gabarit qui posent problème sur le marché. Il lui demande sans ménagement de « rectifier le tir » et plus violent encore de passer de son 42 à son 34. Léda n’est pas un monstre et on lui demande d’être anorexique. Une fois encore, Magali Mougel fait du corps humain, un champ de bataille, le lieu même du tragique bien au-delà d’un simple enjeu social. Personne n’ignore en effet que certaines entreprises ont tendance à discriminer les gens jugés trop gros. Et Léda se soumet jusqu’au bout à cet impératif insensé. Elle parle à Egon, l’invective en le tutoyant, en le menaçant. Elle aussi est ravagée par le vent, comme Lilith l’était par le vent de Séoul. Ici souffle le vent de la Forêt-Noire, SCHARWZWALD, forêt des profondeurs de l’être, forêts du peintre A. Kieffer dont les œuvres accompagnent le texte de M. Mougel au musée Würth-’Erstein, dans le cadre de la commande de la compagnie Les yeux comme des hublotsen 2011.
Léda, dans le froid, au cœur de la forêt (lieu des épreuves par excellence), distingue, « le cygne blanc sur le lac de glace », comment elle se vide littéralement. Et Framm est toujours cynique. Le texte imite la vie qui s’en va (6)
Je
ne
peux
plus /
ou encore
Je
ne
peux
plus
respirer.
Les trois derniers « chants » sont un lamento, une agonie poétique du personnage de Léda. La femme souffrante se fond dans la nature, devient cette nature même :
Je suis une branche d’arbre desséchée.
Mon sang est l’eau d’une rivière
Le corps subit l’attaque de la vermine, des vers à mouche. Il y a dans les textes de Guerrillères ordinaires toujours un point de rupture qui tient de la folie de la parole et de l’approche de la mort décrite ici dans des détails physiques très forts, liquides répandus, chairs desséchées… Vision de Charogne baudelairienne et extrême onction rimbaldienne. Magali Mougel intègre au monologue de son personnage, les mots du sonnet de Rimbaud, Le dormeur du val, et les réécrit.
Regarde les branches d’herbe scintillent comme des
Haillons d’argent. (8)
Chez Rimbaud, v 2 et 3, on retrouve les haillons / d’argent en rejet.
Léda poétesse dit :
Je me baignerai jusqu’à la nuque.
Et Rimbaud au vers 6 : Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu.
Comme le jeune soldat de 1870, Léda veut se reposer :
Bouche ouverte, tête nue,
Dormir au soleil, la main sur la poitrine.
Tranquille
En quelque sorte, Léda s’est délivrée du réel, de la langue stérile du monde du travail pour atteindre la langue du silence. Se taire. Excipit.
La dernière battue
Le dernier texte est une œuvre de commande de M. Dydim et du théâtre de la Manufacture-CND de Nancy dans le cadre de « Confessions » à l’occasion de la semaine de la dramaturgie allemande Neue Stûcke. Des auteurs comme Mayenburg ou Löhle proposent des monologues de cinq minutes. Le texte de Magali Mougel répond à ces contraintes et son personnage féminin se confesse devant nous. Quelques pages, à peine cinq en vérité suffisent à dire l’horreur de la trahison et du meurtre. La jeune femme qui raconte n’a pas de nom. Elle est peut-être une sorte de Diane chasseresse mais une Diane qui ne serait plus chaste. De la confession, elle reprend l’écho religieux du COMMENCEMENT, le Bereshit de la Torah.
LE COMMENCEMENT/
AU COMMENCEMENT
Ce commencement est celui du péché originel d’une certaine manière. Celle qui parle, prend la voiture de son père, chasseur, et va rejoindre son amie. Sur un tas de bois, elles s’embrassent, elles se désirent. Autour d’elles, le monde végétal puissant. Leur corps se mêle à la nature :
Et les aiguilles des sapins qui se coincent dans ses cheveux courts et frisés
Et la sève des arbres qui s’accrochent /
Mais bientôt le père menace et accuse : Honte j’ai /
Au commencement va s’opposer le MAINTENANT. Elle redit les paroles du père violent. Elle trahit celle qu’elle désire, dont elle aime les baisers.
C’est la faute à ELLE
Le récit se poursuit selon une chronologie implacable. Il y a l’automne, la saison des battues. Les bêtes sont le gibier et la bien-aimée, la proie. Le chemin vers le bois n’est plus celui de celle qui parlait au début (Je) mais celui du groupe des chasseurs (on) en direction du champ. Elle est là, la morte, l’assassinée. Magali Mougel, une fois encore, fait de la mort une poétique organique. Ainsi les joues blanches de la jeune fille deviennent des « coulemelles », les entrailles se répandent, le sang s’écoule le long de la nuque. Vision presque insupportable mais toujours baudelairienne faite « d’horreur et de beauté ». Ne parle-elle pas de cette carcasse de « chienne abandonnée » à la fin du monologue ? Dans ce texte, l’apaisement ne viendra pas, la dernière battue est la perte de l’innocence absolue et seul un rire sarcastique, un masque grimaçant (de théâtre) peut clore le rituel du sacrifice. Ça m’a fait rire, dit-elle.
Ainsi les trois textes-monologues de Magali Mougel forment-ils un triptyque sur lequel s’établit la parole tragique, celle de la poésie d’Eros et de Thanatos.
Marie Du Crest
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