Femmes du Rajasthan, Ombre et lumière, Eric Sellato
Femmes du Rajasthan, Ombre et lumière, Editions Kodda, septembre 2013, 228 pages, 36 €
Ecrivain(s): Eric Sellato
Quand on ouvre un ouvrage de ce genre, on s’attend pour le moins à voir de belles photos.
Avec ce livre luxueux de Sellato on n’est pas déçu. Les vues sont lumineuses. Chacune des pages qu’on ouvre est une fenêtre de lumière dans le cadre de quoi s’imposent, explosent à l’œil les teintes vives des saris que portent les femmes de cette région du nord de l’Inde, en complète harmonie avec les couleurs de leur environnement naturel : les ocres, les rouges, les safranés, les orangés, les mauves, les violets…
Sellato n’a pas recherché de ces visages, de ces silhouettes, de ces corps conformes aux canons de Bollywood. On sait que l’Inde produit en série de ces femmes aux proportions idéales, dont les critères de beauté artificielle sont plus ou moins calquées sur ceux du cinéma américain. En faire un album n’aurait pas eu d’intérêt : il existe des dizaines de magazines people qui s’en chargent.
Non, Sellato a photographié des paysannes, des marchandes, des porteuses d’eau, des travailleuses, des ouvrières, des casseuses de cailloux, des briquetières, des lavandières…
L’artiste a fixé avec amour et bonté la beauté simple, humble, rustique, hâlée, parfois usée, souvent marquée, voire abîmée de ces femmes vaillantes qui s’adonnent de l’aube à la nuit, sans relâche, à de multiples et lourdes tâches pour faire vivre enfants, époux et beaux-parents.
Quel magnifique hommage à ces « galériennes », à ces « forçates », à ces esclaves obscures, dont les yeux rayonnent pourtant de force de vivre et dont les sourires font oublier le fatalisme, l’absence totale de révolte contre le sort qui leur est imposé par la coutume, la tradition, la religion, le système social ancestral toujours prégnant !
Quand on ouvre un ouvrage de ce genre, on ne s’attend pas a priori à lire de beaux textes.
Avec ce livre érudit de Sellato, on est merveilleusement surpris.
Les photos alternent avec des extraits du Mahabharata, du Ramayana, d’émouvants textes poétiques, de Kabir, de Naidu, de Dutt Toru, de Lal Ded, les plus nombreux et les plus éclatants étant ceux de Rabindranath Tagore, poète-voyeur caché qui sublime la grâce et la noblesse de ces femmes rurales.
Quand les deux sœurs vont puiser de l’eau,
Elles viennent ici et elles sourient,
Sans doute, elles ont compris
Qu’il y a quelqu’un derrière les arbres
Chaque fois qu’elles vont puiser de l’eau.
Par contraste, des extraits du Pancatantra font ressortir les représentations traditionnelles négatives, voire maléfiques, de la femme dans la culture et la religion locales.
« … cette mécanique appelée femme,
Ce poison mêlé d’ambroisie,
Qui l’a créée ici-bas, au mépris de la loi ? »
Textes et photos sont organisés d’une part suivant l’ordre chronologique des âges de la vie, de l’enfance à la vieillesse, d’autre part sur la succession symbolique de couples d’éléments : lumière et eau, fer et terre, esprit et pierre, cœur et couleur, feu et cendre…
L’ensemble exprime de manière saisissante la richesse intérieure et le caractère complexe de ces femmes admirables, parfaitement exprimés de façon condensée dans ce poème de Lal Ded :
« Tu es la terre, tu es le ciel,
Tu es l’air, le jour et la nuit,
Tu es le blé et le bois de santal,
Tu es les fleurs et tu es l’eau.
Puisque tu es cela et tout le reste,
A toi quelle offrande puis-je faire ? »
Les traductions, qu’elles soient l’œuvre de Sellato lui-même ou qu’elles soient reprises de diverses éditions, sont de belle facture.
Voilà ce qu’on peut appeler sans conteste un beau livre !
Patryck Froissart
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