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Être de trop pour l’éternité : liberté et domination chez Sartre (Partie 1) (par Augustin Talbourdel)

Ecrit par Augustin Talbourdel le 13.10.20 dans La Une CED, Les Chroniques

Être de trop pour l’éternité : liberté et domination chez Sartre (Partie 1) (par Augustin Talbourdel)

 

« De trop : c’était le seul rapport que je pusse établir entre ces arbres, ces grilles, ces cailloux. (…) J’étais de trop pour l’éternité ».

« Tout existant naît sans raison, se prolonge par faiblesse et meurt par rencontre ».

Jean-Paul Sartre, La Nausée

 

L’homme est un animal libre : tel est le postulat fondamental de la pensée de Sartre, une affirmation récurrente dans sa prose. Libre en ce que rien ne le contraint dans l’absolu, puisque, chez Sartre, il n’y a pas de nature humaine immuable ; animal en ce qu’il doit lutter pour conserver son statut d’homme libre sans cesse menacé. Mais l’affirmation de sa liberté précède toutes les autres, comme une sentence qui condamne ou comme une formule inscrite dans l’être-homme. Jetée sans nature dans l’existence, la conscience libre n’a d’autre choix, pour se connaître et pour exister dans le monde, que de le néantiser.

Dans ce premier mouvement de distanciation du monde par la conscience s’accomplit la liberté innée et inconditionnée de l’homme. Ce dernier existe toujours dans une « situation » dont la contingence cohabite avec sa liberté : englué dans le monde, l’homme conserve le choix de le regarder ou de s’en détourner. Toujours, il est englué ; souvent, il s’en délecte. « Toutes choses, doucement, tendrement, se laissaient aller à l’existence comme ces femmes lasses qui s’abandonnent au rire et disent : “C’est bon de rire” d’une voix mouillée ; elles s’étalaient, les unes en face des autres, elles se faisaient l’abjecte confidence de leur existence » (La Nausée).

Ce premier moment de la liberté sartrienne se brise lorsqu’autrui pénètre dans la situation et me regarde. L’homme, dominé par le regard d’autrui, réifié par son jugement et humilié par sa liberté, perd sa liberté d’objet. Autrement dit, liberté et domination vont toujours de pair dans la dialectique sartrienne et quasi hégélienne – à quelques différences notoires. Au commencement est la conscience libre qui projette et qui néantise : la notion de domination n’existe pas encore. Aussitôt survient l’altérité qui me domine et me retire ma liberté en me réifiant. Un rapport de domination mutuel s’établit, puisque la réification entre autrui et moi est réciproque. L’homme alterne donc entre le statut d’esclave et celui de maître : il est transcendé par le regard d’autrui et il le transcende ; il est objet dominé et regard dominateur. Pourtant, on lit dans L’Être et le Néant : « L’homme ne saurait être tantôt libre, et tantôt esclave : il est tout entier et toujours libre ou il ne l’est pas ». Quel est le verdict sartrien ? L’homme est-il tout entier libre ou ne l’est-il pas ?

 

Libre et partout dans les fers

Dans la pensée de Sartre, liberté et domination sont jumeaux dans l’existence et jamais ne se quittent. Comme Rousseau, Sartre affirme que la liberté de l’homme apparaît autant nécessaire que menacée et mise à l’épreuve, à ceci près qu’il n’y a pas d’état de nature chez Sartre : la conscience humaine n’est jamais à l’œuvre que dans une situation. Or toute situation se caractérise par la présence d’autrui. Certes, la conscience naît d’un mouvement libre d’arrachement à soi par la néantisation qui la place d’abord à distance d’elle-même, puis à distance des choses, afin de se constituer comme conscience « pour-soi ». Néanmoins, chez Sartre, l’odyssée de la conscience humaine ne s’inscrit pas dans le domaine de la connaissance, comme chez Hegel, mais dans celui de l’existence. Aussi n’y a-t-il pas, dans la pensée de Sartre, d’état de nature rousseauiste où la liberté, encore inviolée, jouirait de son solipsisme ontologique. « Seul et libre. Mais cette liberté ressemble un peu à la mort » lit-on dans La Nausée : la liberté ne s’affirme que dans l’existence, puisque rien ne précède à l’existence selon Sartre. Plus précisément, la conscience pour-soi est mise à mal par l’existence de l’autre, lequel précipite « ma chute originelle » d’après les mots de Sartre. Rien ne différencie l’état qui précède la chute de celui qui la suit sinon que l’affirmation de la liberté humaine devient secondaire. L’homme est dominé avant d’être libre, mais il reste « tout entier et toujours libre ».

Jetée dans une situation, la conscience humaine n’a guère le temps d’exercer sa liberté par néantisation et distanciation qu’une autre conscience apparaît et la menace. Autrui me regarde et aussitôt, je me vois moi-même parce qu’on me voit. Première domination subie par autrui : il génère en moi un sentiment de honte, comme celui qui est surpris en train d’observer par une serrure. Sartre utilise cet exemple précis dans L’Être et le Néant : je me vois en-soi, je m’observe moi-même en train d’observer par une serrure et je me fais honte. Seconde domination : par son regard, autrui me réifie car il me place au même plan que les objets inertes qu’il observe. La honte cède la place à l’humiliation : la liberté d’autrui humilie la mienne. Autrui me domine parce qu’il me réduit à certaines qualités ou propriétés négatives et fausses qui m’enferment dans une identité figée. Dès lors, « l’essentiel des rapports entre les consciences, c’est le conflit » écrit Sartre dans L’Être et le Néant. L’essentiel de l’existence humaine, c’est le conflit entre la liberté qui est l’essence de l’homme – une essence qui succède à l’existence chez Sartre –, et la domination qui est la situation de ce même homme. L’enfer, c’est la liberté des autres, pour compléter la célèbre phrase de Huis clos : autrement dit, l’existence humaine est un cercle infernal puisqu’autrui me vole le monde, le désindividualise, me paralyse et m’abandonne comme objet parmi les objets.

Autrui n’est d’ailleurs pas le seul à exercer une domination sur moi. L’homme subit une domination d’une autre origine, non plus liée à l’existence d’un regard qui réifie mais à l’affirmation même de sa liberté. Dès lors que la liberté prend conscience d’elle-même et que la conscience pour-soi comprend qu’elle doit se choisir en permanence comme « obligation perpétuellement renouvelée d’avoir à refaire le moi », un sentiment d’angoisse l’habite. En situation, l’homme prend conscience que, même s’il ne subit pas de nécessité dans la détermination de son comportement, il ne peut pas surmonter la nécessité de sa propre liberté car elle est une nécessité de sa condition : autrement dit, il est condamné à être libre. Ce verdict lui fait préférer le statut d’esclave à celui de maître, afin d’éviter les vertiges de la liberté : il s’invente des déterminismes et s’arme de « mauvaise foi ». D’une part, il remet le choix moral entre les mains d’un dominateur : un léviathan, un prince, un Dieu, une valeur morale, etc. D’autre part, il laisse son impuissance et sa lâcheté le dominer : il est alors libre à la manière d’un homme qui ignore les causes qui le déterminent, pour reprendre l’expression spinoziste. Sous la plume de Sartre, il fait preuve de « mauvaise foi », c’est-à-dire qu’il se prend pour objet, se réduit à un en-soi et fuit la liberté. Le garçon de café joue au garçon de café, le bourgeois mime le bourgeois. En somme, s’il n’est pas dominé par autrui, l’homme se laisse dominer, pour calmer l’angoisse, par le produit de son imaginaire, lequel est le siège de la liberté comme l’affirme Sartre dans L’imaginaire. L’homme tourne dans sa liberté comme un prisonnier dans son cachot : le roman de son existence débute par la liberté et s’achève avec elle, mais entre les deux il n’y a que de la domination.

 

Augustin Talbourdel


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A propos du rédacteur

Augustin Talbourdel

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Étudiant en philosophie, en lettres et en école de commerce, Augustin Talbourdel est rédacteur à Philitt, revue de philosophie et de littérature (philitt.fr).