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Onfray ou la haine de la philosophie

Ecrit par Léon-Marc Levy le 11.02.14 dans Chroniques régulières, La Une CED, Les Chroniques

Onfray ou la haine de la philosophie

 

L’imposture « philosophique » continue. Après Platon, Freud, Sartre, voici Sade. Et c’était après la Bible, Dieu et autres babioles. Le fonds de commerce est vaste et les perspectives marchandes alléchantes. La machine commerciale de M. Onfray porte un nom, l’imposture, et consiste en un procédé, attaquer l’un après l’autre les grands fondateurs de la culture occidentale. Non pas que M. Onfray ait en ligne de mire la pensée occidentale, ce serait une ambition défendable. Il n’a en ligne de mire qu’une chose : lui-même et les têtes de gondole de la philosophie des grandes surfaces.

M. Onfray sévissait encore l’autre soir et toujours chez son inséparable FOG (Franz-Olivier Giesbert), celui-là même qui l’avait poussé sur le devant de la scène « anti-freudienne » il y a quelque temps. D’approximations historico-philosophardes en contre-vérités et banalités affligeantes (« Il vaut mieux être heureux que malheureux » « il vaut mieux être heureux ensemble que tout seul » « commençons le bonheur par le faire au coin de sa rue »), notre géant de la pensée a fini par mettre le pourtant expérimenté et placide Jacques Attali hors de lui : il a fini par hurler qu’Onfray était affligeant de banalités éculées et un menteur, un menteur et un menteur ! A défaut d’un grand moment de pensée on a eu au moins un bon moment de télé et des bribes de vérité.

M. Onfray hait la philosophie. Cette haine est une évidence pour tout observateur, pour tout lecteur, pour tout auditeur ; il a tous les tics du mauvais élève de classe de philo : plutôt que l’abstraction, les références classiques ou l’argumentation logique, M. Onfray préfère l’exemple concret, la vulgarisation café du commerce, la philosophie « en bas de chez moi » comme dit Iegor Gran à propos de l’écologie.

L’apologie de l’ « hédonisme solaire » prend chez lui sans cesse les accents des pages de Marie-Claire « psychologie » ou du « manuel pour aller bien » : jouissez de votre corps, baisez bien, mangez bien, buvez bien et, au milieu de ce joli monde d’humains heureux enfin, on pourra construire l’amour et la fraternité. Et voilà. Quel dommage seulement que M. Onfray n’ait pas pensé et dit cela beaucoup plus tôt dans l’histoire de l’humanité, ça nous aurait peut-être évité quelques cauchemars terribles. En fait, M. Onfray est ce qui a manqué à l’humanité depuis ses origines. Mais enfin, maintenant il est là et l’âge d’or va pouvoir commencer.

Les fondements du système marchand d’Onfray sont en fait d’une grande simplicité et il faut, sans conteste, reconnaître au bonhomme un formidable talent dans ce domaine. La philosophie est une discipline à la fois fascinante et redoutablement difficile. Les deux choses allant d’ailleurs ensemble. Il y a donc une « clientèle » potentielle, un « marché » : tous ceux qui rêvent de philo mais s’arrachent les cheveux devant la difficulté à s’affronter aux vrais textes philosophiques. La lecture de Kant, de Spinoza, de Lévinas est un exercice difficile pour l’esprit. On peut comprendre l’aspiration d’un certain nombre à « entendre sans apprendre », vieux fantasme de l’humanité. Le créneau Onfray c’est de se tenir sur un vague territoire philosopheux (métaphysique, religions, questions sociétales, difficultés de vivre … ) et d’énoncer, sur ce territoire indéfini, des généralités hâtives et médiocres parce que jamais fondées sur un vrai travail d’analyse et de pensée. On connaît les grotesques axiomes de départ : le christianisme c’est pas bien, c’est le lit du nazisme (OMG comme diraient mes étudiants sur leurs SMS !). Où est l’énorme développement qui serait nécessaire à aboutir à une conclusion aussi … énorme justement ? Nulle part. Le raccourci est saisissant. Les apôtres annoncent Hitler, c’est moi qui vous le dis ! Et Platon Mussolini.

La ficelle est éprouvée, plus c’est gros et simple, plus ça marche. Et ça marche sur le « là, j’ai enfin compris … la philosophie ! » Ce n’est pas rien. Pas une bribe de pensée ou un concept. Non. La philosophie ! Le tour de passe-passe est dans le glissement subreptice et massif du « pas grand’chose » au « tout ». Onfray est un généralisateur systématique. Tous les systèmes de pensée, toutes les périodes de l’histoire des idées, ont toujours présenté, en même temps que de vraies avancées de l’esprit cela va de soi, de graves défaillances qui, à un moment ou un autre de l’histoire humaine,  se sont avérées effroyables. La pensée grecque a une coloration sélective et élitiste. La pensée juive, autoritaire et brutale. La chrétienne, normative et dictatoriale … Ca ne veut nullement dire que les Grecs sont eugénistes, les Juifs violents et sectaires, les Chrétiens « fascistes ». Oui mais alors, si on commence à faire dans la complexité, les nuances, le travail d’analyse, les clients de M. Onfray sont aussitôt largués et M. Onfray privé de fonds de commerce. Or c’est justement ça la philosophie : le territoire de la complexité, de la nuance essentielle, de la petite différence qui fait tout le sens de la pensée. « Les je-ne-sais-quoi et les presque rien » de Vladimir Jankélévitch. La « petite cassure » sémantique qui organise des mondes de Claude Lévi-Strauss. Le « détail infime » dans la machine qui explique une grande part du fonctionnement de la machine de René Thom. La position du philosophe c’est celle de Michel de Montaigne, celle du « je ne sais rien si ce n’est que je ne sais pas ». Celle de Jankélévitch, encore, du « philosopher c’est se comporter vis-à-vis de l’univers comme si rien n’allait de soi. »

Philosopher. Verbe actif, intransitif. Pas bon pour le commerce qui préfère les produits emballés, prêts à consommer, bouclés, ficelés. Donc LA philosophie. Tant pis pour Kant (cet ignoble précurseur d’Adolf Eichmann) qui disait « On ne peut apprendre la philosophie, on ne peut qu’apprendre à philosopher ». Ils sont tellement ennuyeux ces philosophes, pénibles.

Onfray a peur du débat. On le voit sur les plateaux de télé qu’il aime tant. Très à l’aise quand il est le seul invité (ce qui était le cas par exemple il y a un deux ans chez FOG à l’avant-sortie de sa charge sur Freud), le bonhomme est sombre, nerveux, agressif, injurieux dès qu’il a en face de lui un … philosophe. Pas de « l’université populaire de Caen ». Non, un philosophe, qui fait son petit boulot de philosophe : les classiques, la connaissance des grandes sources, une bonne maîtrise de l’épistémologie. Onfray est effrayé. A le voir vendredi soir dernier face à des gens qui ne semblaient pourtant lui en vouloir nullement a priori, on pouvait légitimement se demander où était son « hédonisme solaire », sa religion de la jouissance, son culte du bonheur individuel et collectif, plus simplement sa joie de vivre. « Je réponds pas à ça, c’est nul … » « La phrase est sortie du contexte, c’est minable … » (ah les « phrases sorties du contexte » !! Que deviendraient nos bateleurs intellos ou politiques si ce merveilleux moyen d’escamotage n’existait pas !)

Pas de panique. Les marchands passent, les grands moments de la pensée humaine restent. Pas tels quels bien sûr. Ils restent en se combinant à d’autres strates, à des regards différents, à des synthèses nouvelles. Mais ils restent, parce qu’ils ont été féconds, fondateurs d’un élan, d’une lumière dans l’histoire humaine. Il en est ainsi de Freud par exemple. Les techniques cliniques avancent, se diversifient, la neurologie aussi, la pharmacologie pourquoi pas. L’analyse des discours même. Des courants viennent enrichir, compléter, adapter la révolution viennoise. Mais Freud est là, à jamais, comme un moment de lumière.

Le seul moment que nous offre M. Onfray, c’est, dans le meilleur des cas, un moment de franche rigolade à la télé. Et encore, il faut être de bonne humeur.

 

Leon-Marc Levy

 


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A propos du rédacteur

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Directeur du Magazine

Agrégé de Lettres Modernes

Maître en philosophie

Auteur de "USA 1" aux éditions de Londres

Domaines : anglo-saxon, italien, israélien

Genres : romans, nouvelles, essais

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