Erotika Biblion, et Lettre à M. sur Cagliostro et Lavater, Honoré-Gabriel Riquetti Mirabeau, précédés de Un Cabinet de curiosités littéraires, Emmanuel Dufour-Kowalski (par Gilles Banderier)
Erotika Biblion, et Lettre à M. sur Cagliostro et Lavater, Honoré-Gabriel Riquetti Mirabeau, précédés de Un Cabinet de curiosités littéraires, Emmanuel Dufour-Kowalski, éditions Slatkine, 2022, 242 pages, 45 €
Edition: Slatkine
L’Erotika Biblion de Mirabeau – dont le titre semble à lui seul un alléchant programme – n’a rien d’un ouvrage introuvable, accessible seulement par des éditions anciennes conservées dans des institutions vénérables. Il fut reproduit dans deux recueils d’Œuvres érotiques faciles à se procurer sur le marché du livre d’occasion, l’un aux éditions des Arcades (1953), l’autre dans un fort volume publié chez Fayard (1984), où chaque opuscule était présenté par un préfacier différent : Gabriel Matzneff pour L’Abbé Il-et-Elle, Charles Hirsch – expert de l’hébreu et de la kabbale (on verra que ce choix de prime abord déroutant, car ces disciplines semblent peu chargées d’érotisme, se justifie). Il existe en outre une édition savante par Jean-Pierre Dubost, chez Champion (2009).
Cela précisé, qui ferait l’emplette de l’Erotika Biblion et en attendrait les mêmes services que ceux rendus par « ces livres qu’on ne lit que d’une main » (selon le titre de Jean Marie Goulemot, d’après une formule de Rousseau) se préparerait une cruelle déception. Dans sa préface, Emmanuel Dufour-Kowalski rappelle que cet ouvrage ressortit à l’anthropologie, la sociologie ou le comparatisme religieux, toutes disciplines passionnantes, mais dont le potentiel suggestif et érotique apparaît assez faible. M. Dufour-Kowalski rapproche l’opuscule des cabinets de curiosité, ce phénomène propre à l’Europe baroque, car tous deux ont en commun le goût de l’insolite, du bizarre, de l’anormal, de l’extravagant. Comme le montre son chapitre sur les eunuques (Kadhesch), Mirabeau est, avant l’heure, plus proche de la Psychopathia Sexualis de Krafft-Ebing et des rapports Kinsey, ou d’un catalogue de perversions, que d’un livre érotique et libertin. L’histoire des deux ecclésiastiques (p.154) qui, pour vérifier les allégations de la Bible (1 Mac 1, 16 et 1 Cor 7, 18), se firent circoncire, puis voulurent montrer que l’opération était réversible, prête avant tout à sourire. Comme presque tout le monde à son époque, Mirabeau avait lu la Bible – ou en tous cas ce qu’il souhaitait en lire – dans le Commentaire littéral de dom Calmet (1672-1757), que Voltaire avait de son côté massivement pillé pour ses ouvrages de critique anti-biblique (il en connaissait du reste l’auteur, qui lui avait offert l’hospitalité dans son abbaye de Senones). Dom Calmet avait bien entendu commenté 1 Mac 1, 16 (« Bartolin dans son ouvrage des maladies de la Bible, art. 26 cite Ægineta, et Fallopius, qui ont enseigné le secret de couvrir les marques de la circoncision. Galien en parle à peu près de même que Celse ») et 1 Cor 7, 18 (« Nous avons fait voir sur les Maccabées, que les anciens avaient une manière de cacher dans les hommes la marque de la circoncision ; c’est ainsi qu’en usaient les apostats du judaïsme. Le médecin Celse apprend la manière dont cela se faisait, par le moyen de certaines pincettes faites exprès pour tirer et étendre la peau »).
Ce qui fait nettement moins sourire, c’est l’authentique sentiment anti-juif qui se déploie à travers le texte de Mirabeau (celui-ci prenant le contrepied de dom Calmet, dont le Commentaire littéral constitue une véritable encyclopédie de l’ancienne civilisation juive et qui écrivait : « La vraie Religion est passée des Hébreux aux chrétiens, sans interruption et sans milieu : et on n’aura jamais une notion bien distincte du christianisme, que l’on n’y joigne la connaissance de l’histoire et de la religion des Juifs. L’ancienne et la nouvelle alliance, à le bien prendre, n’en font qu’une, dont Jésus-Christ est le milieu, le lieu, et le centre »). À l’inverse, Mirabeau tonne : « De tous les peuples qui ont rampé sous le joug de la superstition, nul n’y fut plus soumis que les Juifs ; on recueillerait dans leur histoire une infinité de détails sur leurs pratiques folles et coupables » (p.174. Voir en outre le chapitre IV). Mirabeau n’en est certes pas l’inventeur, qui apparaît comme un disciple très fidèle du dernier Voltaire, celui du Dictionnaire philosophique et, surtout, des Questions sur l’Encyclopédie, qui avait accusé les Juifs des pires turpitudes : coprophagie, bestialité, inceste, anthropophagie, sacrifices humains (« pourquoi les Juifs n’auraient-ils pas été anthropophages ? C’eût été la seule chose qui eût manqué au peuple de Dieu pour être le plus abominable peuple de la terre », Questions sur l’Encyclopédie)… On a longuement discuté afin de savoir si Voltaire prolongeait le vieil antijudaïsme chrétien (on aurait pu attendre mieux de sa part) ou s’il était en réalité l’inventeur de l’antisémitisme moderne, remplaçant l’idée de religion (dont il est toujours possible de changer) par le concept de race (qui constitue un déterminisme absolu). Les Juifs ne sont plus chez lui un peuple déicide, mais – ce sont ses propres termes – une souillure et une salissure, « une race de voleurs et de prostituées ». Quoi qu’il en ait été du débat, la judéophobie de Voltaire (ou son antisémitisme) suscita des réactions de son vivant même, la plus intéressante étant les Lettres de quelques Juifs portugais, allemands et polonais à M. de Voltaire, de l’abbé Guenée, maintes fois rééditées. Par rapport à son devancier, Mirabeau n’invente rien et l’on découvre dans cet Erotika Biblion si peu érotique l’antisémitisme voltairien déjà vulgarisé, infusé, à la façon d’un poison insidieux qui commencerait à se diffuser dans l’organisme.
Gilles Banderier
Mirabeau (1749-1791) fut un diplomate, homme politique et écrivain français.
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