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Entretien avec Miguel Bonnefoy (par Laurent Bettoni)

Ecrit par Laurent Bettoni 28.09.21 dans La Une CED, Entretiens, Les Dossiers

Entretien avec Miguel Bonnefoy (par Laurent Bettoni)

 

Enfant d’un monde sans frontières

 

Déjà auteur de deux romans très remarqués ayant reçu de nombreux prix et traduits dans plusieurs langues, Le Voyage d’Octavio et Sucre noir, Miguel Bonnefoy nous revient avec une saga familiale très largement inspirée de ce que ses ancêtres ont vécu, Héritage (Rivages). Un exil, deux guerres, une dictature, la traversée de l’Atlantique dans les deux sens, voilà entre autres ce qu’auront connu les personnages de cette fresque picaresque au cours d’un siècle entier. Cent ans qui, par la grâce du conteur, filent à la vitesse de l’éclair.

 

Laurent Bettoni : Votre roman s’intitule « Héritage », mais il n’est pas question d’argent ni de biens matériels. De quelle sorte d’héritage parlez-vous ?

Miguel Bonnefoy : Je parle d’abord d’un héritage personnel, celui de ma famille, de mes ancêtres. De cette histoire familiale, je voulais faire un roman, ne pas simplement tenir un registre d’archives fidèles à la réalité, car tout le monde s’en fiche. Ce qui m’intéressait était de transformer ce plomb en or, d’effectuer un travail alchimique autour de certaines légendes et de certains mythes familiaux pour les mêler à la fiction. Cela me permet de montrer que, si j’écris en français aujourd’hui, bien qu’une partie de mon cœur reste ancrée en Amérique latine, il faut y voir la conséquence d’un héritage familial vieux d’un siècle et demi.

Je parle ensuite de l’héritage de la langue française. Si l’on remonte à quatre ou cinq générations d’aïeux avant moi, on ne trouve que des Chiliens du côté de mon père et que des Vénézuéliens du côté de ma mère. Alors, pourquoi ce français comme langue, pourquoi ce Bonnefoy comme patronyme ? À travers ce roman, j’ai cherché à répondre à ces questions que l’on me pose souvent en montrant que les piliers qui ont tenu ma famille durant un siècle d’exil ont été la langue française ainsi que la fascination pour les mœurs et l’art de vivre français, même s’ils ont été largement fantasmés.

Enfin, je parle d’un héritage encore plus direct, celui de mon père. Il a subi la torture sous la dictature de Pinochet et il en a écrit un livre lorsqu’il avait 17 ans, intitulé Récit sur le front chilien. Alors je souhaitais lui dire que j’avais compris pourquoi une vie doit être engagée pour la liberté, pour contribuer à la création d’un monde meilleur, que ce soit à travers l’écriture, la politique, l’activisme, le militantisme, tout ce qu’on veut.

 

L. B. : Présentez-nous les membres de cette famille Lonsonier, inspirée de la vôtre, dont vous narrez les péripéties sur une durée d’un siècle.

 

M. B. : Tout démarre avec le patriarche. On ne le connaît dans le livre que sous le nom du « vieux Lonsonier ». C’est lui le premier de cette lignée chilienne. Il débarque de Lons-le-Saunier et s’installe à Santiago du Chili pour produire du vin, loin du Phylloxéra qui a ravagé ses vignes jurassiennes.

Lazare, l’un de ses trois fils, va combattre les Allemands en France, durant la Première Guerre mondiale, alors qu’il ne connaît absolument pas ce pays, qu’il est né au Chili et qu’il a la nationalité chilienne. Ses deux frères périssent dans les tranchées françaises, il est le seul à rentrer au pays.

Plus tard, il a une fille, Margot. Elle devient aviatrice pendant la Seconde Guerre mondiale. Pour ce personnage fictif, je me suis inspiré de Margot Duhalde, une Franco-Chilienne qui s’est illustrée au cours de ce conflit et qui est retournée au pays toute auréolée de gloire, en sa qualité de seule aviatrice des Forces françaises libres.

Après la guerre, Margot a un fils, Ilario Da, projection fictive de mon père. Ilario Da est en fait le pseudonyme que mon père a utilisé lorsqu’il est arrivé en France et qu’il a publié son livre sur la torture.

 

L. B. Votre récit montre-t-il que, dans certaines conditions, un exil peut être réussi ?

 

M. B. : C’est difficile de parler de l’exil en général, car il en existe de plusieurs sortes. Il y a exil et exil. La migration que l’on connaît aujourd’hui, à travers le cimetière méditerranéen, de gens qui fuient leurs pays d’origine pour se retrouver dans des situations d’extrême précarité, conduit à un exil pour l’instant voué à l’échec.

Comparé à lui, l’exil de la fin du XIXe siècle tel que vécu par mes ancêtres est une réussite. Il se déroule dans un Chili faiblement peuplé, qui accueille une main-d’œuvre dont il a besoin. Les hommes trouvent du travail dans l’heure, les communautés d’étrangers sont très solidaires, très fraternelles, à l’image de la communauté française du Chili. Le pays recherche des maîtres de chais, des viticulteurs, des œnologues, des épiceries, et les Français sont les bienvenus à cet égard. Le terreau d’accueil est très fertile pour eux. Dans de telles conditions, l’exil se vit au mieux.

Et puis il y a l’exil politique, comme celui de mon père, obligé de quitter son pays cent ans après que sa famille s’y est installée, pour incompatibilité d’opinion avec le régime en place, et qui est encore autre chose.

 

L. B. : Vous avez cherché à porter une certaine parole politique ?

 

M. B. : Je ne peux pas prétendre que ma littérature soit engagée comme celle de Louis Aragon, Romain Gary, Jean-Paul Sartre, Albert Camus ou André Malraux. Je ne me place pas du tout dans cette veine-là. J’ai simplement raconté l’histoire d’une famille partagée entre deux cultures, qui migre d’un côté puis de l’autre de l’Atlantique. Cette histoire montre que, lorsque des pays – en l’occurrence le Chili et la France – ouvrent dans les deux sens leurs frontières à des immigrés, cela aboutit à des amitiés, des melting-pots qui nourrissent la force patrimoniale de chaque pays. Pour moi, raconter cette histoire est une manière de remercier la France, qui en 1973 a consacré un budget suffisant à l’accueil de réfugiés politiques, afin de leur permettre de vivre dans des conditions décentes, d’avoir un avenir, de fonder une famille, d’avoir des enfants, de les scolariser.

Si l’on procède à l’identique aujourd’hui, avec des jeunes qui vivent dans des tentes et dans des jungles, comme à Calais, il y a peut-être parmi eux, par exemple, un futur écrivain qui nous enchantera dans quelques années avec son œuvre. De nouveau, par sa générosité, la France aura contribué à créer cette richesse.

 

L. B. : La place de la femme est très importante dans cette saga familiale.

 

M. B. : Dans la grande majorité des familles, les femmes jouent un rôle essentiel. Il m’a donc semblé évident de rendre justice et d’accorder le beau rôle aux femmes, dans un roman consacré à la vie d’une famille sur un siècle. Et puis je voulais montrer que l’émancipation de la femme, dont on parle énormément aujourd’hui, n’est pas une invention du XXIe siècle. De tous temps, des femmes fortes se sont dressées pour embrasser leur propre condition, ont lutté contre un monde patriarcal, afin de changer les équilibres et les hiérarchies sociales.

J’ai voulu en parler à ma façon, avec respect et admiration, par le biais de femmes au caractère bien trempé, comme Margot, Thérèse, Delphine, qui sont des figures matriarcales importantes dans cette saga. Dans mes deux premiers romans, Le Voyage d’Octavio et Sucre noir, les personnages féminins sont aussi très forts, et il en sera ainsi dans mes romans futurs. J’appartiens à une famille dans laquelle les femmes sont largement majoritaires, alors les femmes comptent énormément pour moi.

 

L. B. : La chance de vos personnages féminins, dans le livre, est de rencontrer des hommes qui sont d’accord avec leurs idées d’émancipation, à une époque pourtant très patriarcale.

 

M. B. : J’ai grandi et vécu dans un milieu au sein duquel les choses se déroulent ainsi. Je n’ai pas rencontré, dans mon entourage, d’hommes violents ou machistes. J’ai évolué dans un environnement de personnes instruites, cultivées, tolérantes, avec des hommes intelligents, des femmes brillantes. On finit par écrire ce que l’on connaît. Il est donc possible que les hommes et les femmes vivent en parfaite harmonie, sur un pied d’égalité.

 

L. B. : Alors que votre récit s’ancre dans la réalité parfois la plus rude, un chapitre entier se teinte de fantastique, puisque Margot y tombe enceinte d’un fantôme.

 

M. B. : Lorsque j’ai imaginé le chapitre dans lequel Margot revient de la guerre, en 1945, je me suis demandé si je devais la faire patienter dix ans avant d’avoir un fils, pour que cela colle avec l’âge exact de mon père, ou s’il valait mieux que l’action progresse sans temps mort. J’ai opté pour la seconde solution. Mais le problème, c’est qu’elle n’avait pas de fiancé, avant son départ au front. Or il fallait bien trouver un père à cet enfant !

Je pouvais donc faire sortir un homme du chapeau pour le placer là de manière bien arrangeante, mais j’aurais considéré ce procédé comme de la paresse. La survenue de ce personnage aurait manqué de préparation, il serait tombé comme un cheveu dans la soupe. Or, dans un roman réussi, tous les éléments et tous les personnages sont mis en place avant que les événements ne se produisent. L’auteur plante des petites graines au fil du livre pour récupérer les fleurs un peu plus tard. Cela donne un beau bouquet, cohérent, intelligent, et le lecteur se dit que l’écrivain a bien travaillé pour en arriver là.

Je me suis donc interrogé sur les personnages que j’avais déjà mis en place, susceptibles de donner un enfant à Margot et de la circularité au livre. Alors m’est apparu ce soldat allemand, ancien camarade de Lazare mort au cours de la Première Guerre mondiale et qui le hante depuis lors. Le fait qu’il soit un fantôme était-il si grave que cela ? J’ai pensé que non. La difficulté a été de rendre la chose crédible, mais ça, c’est précisément le travail de l’écrivain, et c’est cette gageure que j’ai voulu tenir. D’autre part, il y avait quelque chose de symbolique dans le fait qu’Ilario Da, né d’un monde imaginaire, soit torturé dans le monde si réel, si dur, si cruel, de Pinochet.

D’autre part, il s’agit d’un roman sur le métissage, sur le brassage, dont je suis un fruit. Alors il était aussi intéressant de métisser deux genres de littérature – le réalisme et le fantastique –, un peu à la manière de Gabriel Garcia Marquez et Carlos Fuentes.

 

L. B. : Vous recourez beaucoup à l’humour pour dépeindre des situations souvent très dramatiques.

 

M. B. : Cette idée me vient du livre de mon père sur la torture dont il a été victime. Il témoigne de ce qu’il a subi dans les geôles chiliennes sous le régime de Pinochet. C’est un livre écrit dans l’urgence, encore dans la douleur, mais qui frappe par sa drôlerie, en dépit de son sujet très grave. Dans chaque situation tragique, il sort un trait d’humour, une blague, s’adonne à l’autodérision. Il y a ce jeu presque adolescent d’un gamin de 18 ans qui a vécu une horreur et qui finit par trouver cela un peu drôle ; c’est assez fascinant. Quelqu’un qui n’a pas vécu la torture ne peut pas la traiter sur ce registre, ce serait très mal perçu. Là, il s’agit d’une victime qui, par pudeur, par élégance, trouve ce moyen de prendre de la hauteur et du recul sur son vécu pour le décrire du mieux possible, sans chercher à apitoyer.

 

L. B. Souvent, les sagas sont très longues, la vôtre tient sur 200 pages seulement.

 

M. B. : Je n’aime pas les longueurs, car j’y vois toujours une paresse de l’écrivain. Il faut être à la fois suffisamment arrogant pour écrire et penser que cela va intéresser quelqu’un, et suffisamment humble pour se corriger. Il faudrait avoir une très haute opinion de soi-même pour écrire son histoire familiale sur 600 pages et penser que le monde entier la lirait avec intérêt et dévotion.

La moindre des choses est de distinguer ce qui importe à l’auteur seul – donc ce qui ne compte pas – de ce qui importe au lecteur. Le travail de l’auteur est de ne pas lasser le lecteur mais de le faire rêver, de le faire voyager, de lui raconter une belle histoire.

À l’origine, j’avais écrit deux fois plus de pages. J’ai donc supprimé énormément de passages qui me plaisaient mais qui n’apportaient rien au récit et qui, par conséquent, le desservaient. Ce n’est pas grave, ces passages réapparaîtront peut-être dans des livres futurs, et sinon ils finiront dans les grandes poubelles de l’histoire de la littérature, qui s’en remettra !

 

L. B. : Pour vous, la famille reste-t-elle une valeur sûre ?

 

M. B. : Absolument ! Je viens d’être papa, je viens donc de commencer à fonder une famille, et j’en suis hyper fier. Je suis issu d’une famille immense qui est la poutre principale de mon cœur. L’individualité des cœurs ne mène nulle part. La famille est une première terre d’accueil. Elle est aussi souvent une terre d’asile, une terre promise.

 

L. B. Quel héritage aimeriez-vous laisser à vos enfants ?

 

M. B. : Celui d’un monde cosmopolite, celui du croisement des langues, de la porosité entre les frontières. Je voudrais leur laisser une vision du monde non comme un endroit de terreur mais comme un espace ouvert. Le monde doit être fait de métissages et de croisements. C’est ainsi qu’il continuera à avancer. Dans les périodes de crises, de guerres, de pandémies, une des premières mesures que prennent les États est la fermeture des frontières. Or la révolte naît souvent d’une interdiction de déplacement, tout simplement parce que l’homme est fait de mouvements et de migrations.

 

Laurent Bettoni


  • Vu : 1974

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A propos du rédacteur

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Rédacteur

 

Ecrivain

Laurent Bettoni est directeur éditorial (La Bourdonnaye), chroniqueur pour le mensuel Service littéraire et le site IDBOOX – dédié à la culture numérique –, responsable au sein du GLN (Groupement pour le développement de la lecture numérique) des relations avec les auteurs, et sociétaire de la Sacem.

 

Bibliographie :

Ma place au paradis, roman, Robert Laffont

Écran total, roman, les cow-boys & les indies (édition indé) ; réédition La Bourdonnaye

Les Corps terrestres, roman, les cow-boys & les indies (édition indé)

Le Bois mort, nouvelle, les cow-boys & les indies (édition indé), adapté et diffusé sur France Musique

Léo et l’araignée, récit jeunesse, les cow-boys & les indies (édition indé), adapté et diffusé sur France Musique

Léo et le monstre sans visage, récit jeunesse, les cow-boys & les indies (édition indé), adapté et diffusé sur France Musique

Les Costello, une série mordante, série littéraire, La Bourdonnaye

Arthus Bayard et les Maître du temps, « Penicillium notatum », roman, Don Quichotte éditions.

Le Repentir, roman, Marabout, « Marabooks poche »

Mauvais garçon, roman, Don Quichotte éditions