Entretien avec Judith Perrignon (par Laurent Bettoni)
Les ruines de l’eldorado
Judith Perrignon a été journaliste politique pendant une dizaine d’années. Mais c’est finalement par le reportage sur le terrain et l’écriture qu’elle dit appréhender le mieux la réalité du monde. À travers une enquête policière inspirée d’une histoire vraie sur le meurtre d’un street artist français dans un quartier abandonné de Detroit, son roman Là où nous dansions (Rivages) captive par son récit tout en questionnant sur la ségrégation, l’injustice sociale et la loi du profit érigée en dogme.
Laurent Bettoni : Pouvez-vous nous rafraîchir la mémoire sur le fait réel à l’origine de l’enquête policière dans votre roman et nous dire pour quelle raison vous ne nommez jamais la victime ?
Judith Perrignon : À l’été 2013, un jeune street artist français, Zoo Project (Bilal Berreni de son vrai nom), dont les dessins commençaient à se faire connaître, a été abattu à Detroit, dans les ruines du Brewster Project. Je rends hommage à sa mémoire en exergue du livre, mais je ne le nomme pas, par respect pour son histoire, ses proches, et aussi parce qu’il s’agit d’un roman, qui donc transforme la réalité, entraîne l’enquête policière vers le passé, les raisons de l’effondrement de ce quartier et de la ville entière.
L. B. : Pour quelle raison avoir choisi le destin tragique de cet artiste pour évoquer la vie et la mort du Brewster Project ?
J. P. : Je vois une forte résonance entre ses dessins et ce que racontent les habitants de Detroit. Tous témoignent de la déshumanisation du monde moderne. La mort de cet artiste m’a profondément attristée. Cela faisait quelques années que je venais à Detroit quand c’est arrivé. L’histoire de ce quartier abandonné m’avait toujours été racontée en égrenant les noms des musiciens qui avaient grandi là. Tout le tragique du passé et du présent s’est cristallisé dans ma tête. Et la même chose s’est passée dans la ville. Detroit n’a jamais oublié la mort de Zoo Project, les policiers non plus, bien qu’accoutumés à un très fort taux de criminalité. On sent là-bas comme un remords de n’avoir pas su le protéger.
L. B. : En quoi consistait le Brewster Project, qui est le triste décor de votre roman ?
J. P. : Ça n’a pas toujours été triste. Il s’agit du premier programme de logements sociaux pour Afro-Américains aux États-Unis, lancé durant la période du New Deal, dans les années 1930. À cette époque, la Grande Dépression avait frappé, mais Detroit était un eldorado industriel, on y venait du monde entier pour y travailler dans les usines automobiles, qui offraient alors le meilleur salaire horaire de la planète. Beaucoup de Noirs montaient du sud des États-Unis pour y chercher la liberté et une vie meilleure. Le Brewster Project, inauguré par Eleanor Roosevelt, incarnait pour eux un véritable espoir, c’était la première fois que le gouvernement se souciait du fait que ces descendants d’esclaves aient l’eau courante, le chauffage et des aires de jeu pour leurs enfants. Mais cela s’est encore une fois établi sur fond de ségrégation, c’était réservé aux Noirs, il y avait d’autres HLM pour les Blancs. Si bien que, dès le départ, ce projet riche de promesses portait aussi en lui le fléau de la ségrégation dont il finirait par mourir. Le bien et le mal se sont ainsi côtoyés à la racine du projet.
L. B. : Ce lieu de vie en déliquescence que vous décrivez a pourtant vu naître les plus grands noms de la soul et de la Motown, ce qui enrichit le livre d’une bande son hallucinante et d’anecdotes croustillantes sur la jeunesse de ces stars.
J. P. : Le roman m’autorise tout, comme installer mes personnages sur le même palier que Mary Wilson, chez qui Diana Ross et Florence Ballard viennent comploter. Ainsi nous assistons au début des Supremes, qui ont effectivement grandi dans le Brewster Project. L’histoire musicale de Detroit est époustouflante. Cette ville qui mélangeait les populations du monde entier – française, allemande, irlandaise, grecque, afro-américaine, juive – n’a jamais cessé de faire de la musique. C’est sa résilience, sa résistance. John Lee Hooker, Stevie Wonder, The Stooges, Eminem, aussi différent soient-ils, c’est Detroit.
Au milieu du siècle dernier, la ville a donc accouché d’un label, la Motown, référence directe à Motor Town. Il est logique que les enfants du Brewster Project y aient joué un rôle majeur. Dans les années 1950, Detroit était le lieu aux États-Unis où le niveau de vie des Afro-Américains était le plus élevé. Le Brewster Project faisait rêver les familles noires modestes, la liste d’attente était longue, ceux qui y vivaient, même modestement, se sentaient privilégiés. On chantait beaucoup dans les cages d’escalier. Il y avait une forme de légèreté dans l’air. Et juste derrière il y avait un quartier noir, plein de clubs, appelé Paradise Valley, ainsi qu’une église dans laquelle une certaine Aretha Franklin faisait les chœurs avec ses sœurs pour accompagner les sermons de son père, le révérend Franklin. Alors oui, bien des gamins du Project allaient marquer l’histoire de la musique.
L. B. : C’est à ce moment que de simples HLM sont devenus, en quelque sorte, à travers l’émergence de la soul music, l’âme du monde.
J. P. : Oui. Le Brewster Project a vu naître toute une génération de jeunes qui allaient chanter pour le monde entier. Je voulais montrer cela. La littérature permet d’établir des connexions invisibles entre les époques, les événements, les gens. Ce qui est extraordinaire, c’est que, encore aujourd’hui, on croise à Detroit des gens comme Martha Reeves (de Martha and the Vandellas, qui chantaient, entre autres, Dancing in the Street) et des artistes de la même époque, qui bien qu’âgés continuent de chanter et de jouer de la musique dans des petits bars, en toute modestie, alors que leurs chansons ont fait le tour du monde. J’en ai à chaque fois le sourire aux lèvres et les larmes aux yeux.
L. B. : Qu’est-ce qui vous a émue dans le destin de ce quartier de Detroit et de ses habitants au point de lui consacrer un récit ?
J. P. : Je suis partie en reportage à Detroit en 2010, pour la Revue XXI. La ville était alors au fond du trou, et mon sujet en était ses jardins communautaires. Les gens utilisaient les espaces à côté de leurs maisons pour cultiver des fruits et des légumes, car on ne trouvait plus une boutique d’alimentation. Ce reportage dans cette ville presque immobile fut un choc émotionnel fort. J’avais l’impression de remonter jusqu’aux racines de la littérature et de la musique américaines que j’aimais depuis l’adolescence. Je parlais des heures avec une vieille femme noire qui avait fait un potager à côté de chez elle, et là, tout à coup, je me retrouvais dans les livres qui avaient construit ma jeunesse, j’avais en face de moi un personnage tout droit sorti d’un roman de Toni Morrison ; je poussais la porte d’un bar et j’entendais la musique que j’aimais depuis toujours. Je me souviens d’un samedi matin dans un vaste jardin communautaire, D Town Farm. Des femmes m’ont tendu des gants et m’ont demandé de travailler avec elles, pendant que nous discutions. Elles me racontaient des histoires incroyables, leur enfance, leur grossesse, le tout sur fond de musique, de fusillades, du Ku Klux Klan, de Martin Luther King. Je ne pouvais rien noter, puisque mes mains étaient occupées à bêcher, mais j’absorbais. Cette ville, considérée comme l’un des pires lieux aux États-Unis, exerçait sur moi une véritable attraction. Voilà pourquoi j’y suis revenue plusieurs fois.
L. B. : Les enquêteurs, Ira et Sarah, sont les personnages clés du roman. Qu’est-ce que le point de vue de chacun apporte sur l’évolution du Brewster Project ?
J. P. : Ira est noir, Sarah est blanche. Ils permettent de raconter la véritable histoire de cette ville. Ces dernières années, combien de fois les petites maisons branlantes de Detroit ont-elles servi à illustrer la crise des subprimes, comme si la ville s’était effondrée en 2008, sous le coup d’une de ces crises économiques qu’on aime assimiler à des tempêtes pour ne pas avoir à les interroger. En vérité, la ville a commencé à s’effondrer juste après les émeutes raciales de 1967, quand les urbanistes, les financiers, les politiques ont organisé l’exode des Blancs vers les banlieues.
Sarah incarne complètement cette jeunesse blanche qui a grandi autour de Detroit, parce que ses parents ont quitté la ville. Elle a grandi au bord de cette ville dite dangereuse, noire à 85%. Pourtant, à l’adolescence, elle s’est mise derrière une batterie et, avec des copains, elle a monté un groupe et repris plein de standards du rock de Detroit. La musique l’a ramenée vers la ville, son histoire, ses scènes, elle a agi comme un sortilège. Sarah vit à Detroit, elle est policière le jour et parfois rockeuse le soir. Elle sent qu’elle a quelque chose à combler, à réparer.
Ira, lui, en connaît toute l’histoire. Sa grand-mère, ses parents ont vécu dans le Brewster Project. Il est flic et noir, une double identité pas facile à porter, d’autant que son oncle, Archie, vieil ouvrier Chrysler en retraite, ne se prive pas de lui rappeler la violence policière qu’ils ont subie. Sarah et Ira portent en eux, chacun différemment, la fracture raciale qui a miné l’histoire de la ville.
L. B. : Ira dresse un portrait sans concession des meurtriers du jeune street artist.
J. P. : Ils ont grandi là où lui a grandi. Mais il voit en eux des gamins totalement déshumanisés, il voit le vide, l’effondrement du rêve de sa grand-mère, de sa mère, le sien. Il a envoyé en prison plusieurs amis d’enfance, avec lesquels il se sent encore des liens par le souvenir. Mais ceux-là, qui sont nés dans une ville en ruine, tuent sans raison, par désœuvrement, tels des prédateurs qui fondent sur l’intrus. Leur sens du territoire, c’est l’écho de la ségrégation. Le vide en eux, c’est le prolongement du vide creusé par les bulldozers qui rasèrent Paradise Valley, le plus beau et le plus fier quartier noir de la ville, pour y faire passer une autoroute. Au fond, c’est contre les crimes du système, contre l’histoire, qu’Ira est en colère. Par leur crime, ces mômes ont atteint jusqu’à son idée de l’homme : qu’il n’en est pas de foncièrement mauvais. Il est désemparé. Vidé à son tour. « Qu’a-t-on fait de nous ? Que sont devenus les gosses insouciants, joyeux et pleins de rêves qui faisaient de la luge sur les tas de sable gelés du Brewster Project ? ». C’est une question qui nous est posée à tous.
L. B. : Votre propos est très engagé.
J. P. : Si le roman suit les voix et les vies de ses personnages, j’ai effectivement voulu, à travers eux, aller contre les discours et les dogmes économiques qu’on nous sert à longueur de journée et qu’on a tant plaqués sur Detroit. Raconter l’enterrement de Florence Ballard, des Supremes, en 1976, par les yeux d’un personnage, c’est lui faire prendre un bus, traverser des quartiers calcinés, désertés, c’est raconter l’enterrement d’une ville. À cette époque, Detroit a amorcé son violent déclin. Pour la première fois, le maire était noir, c’était vécu comme une victoire, et une partie de la population noire pensait pouvoir prendre son avenir en main. Mais lorsque la municipalité, pour répondre à la crise, a demandé des prêts aux instances fédérales, elle a essuyé un refus, au motif que tout allait bien. La ville a été abandonnée à son sort, on l’a mise en quarantaine dès les années 1970. Les crises ne sont pas des tempêtes qu’il faut prendre avec fatalisme. Il y a des choix politiques et financiers derrière ce qui arrive.
L. B. : On sent que votre engagement politique ne date pas d’hier. Avez-vous un passé militant ?
J. P. : Je suis issue d’une famille militante, avec des pots de colle et des affiches dans le garage. Je suis une enfant des années 1970, portée par les acquis et les révolutions des années 1960. Je suis sûrement devenue journaliste politique à Libération parce que tout cela était en moi. Après huit ans, j’ai eu besoin d’en sortir, je m’y sentais hors sol, lassée de chroniquer la course au pouvoir, rattrapée par le grand désenchantement politique qui caractérise nos sociétés depuis quarante ans. Mais comme journaliste et comme autrice, je reste habitée par les élans qui rythmaient mon enfance. Si Detroit m’émeut tant, c’est parce qu’elle a été traversée par de grands conflits. Archie, l’un des personnage, le dit : « On a été punis parce qu’on a appris à ne plus être esclaves ».
L. B. : Auriez-vous pu transposer cette histoire en France, y existe-t-il une situation analogue dans certaines villes ou certains quartiers ?
J. P. : Ce que l’on peut transposer du Brewster Project aux cités HLM françaises, c’est cette même courbe de l’espoir puis du déclin. Et aussi l’attachement très fort des habitants à ces lieux plein de leurs souvenirs, même quand la pauvreté et la criminalité rongent tout. En revanche, et tant mieux, je ne connais pas d’équivalent à ce qui s’est passé à Detroit. Il reste en France des politiques sociales, un système de santé, une loi qui oblige chaque ville à avoir un quota de logement sociaux, ce sont des filets de sécurité à préserver absolument. Notre société n’est pas en grande forme, elle est fragile, mais elle est vraiment moins violente que les États-Unis. Le système américain est capable d’abandonner totalement les gens, de manière brutale et immédiate.
L. B. : À votre avis, comment réussir le mieux-vivre-ensemble ?
J. P. : Il n’y a pas de réponse toute faite ni de solution magique. Mais ce que nous enseigne Detroit, c’est qu’il faut repenser l’économie, ne pas suspendre les vies humaines aux choix industriels et à l’unique loi du profit à tout prix. Nous devons interroger tout cela en profondeur, que ce soit au niveau local, national ou international ; interroger le futur et ses technologies, mais aussi l’histoire, riche de beaucoup de débats et d’utopies sur le partage des richesses. La pandémie de la Covid 19 comme l’urgence écologique nous ramènent enfin à l’idée d’un destin commun, à la question de l’intérêt général, qui s’est depuis longtemps perdue. Mais qu’allons-nous en faire ? Quand je regarde comment Detroit se reconstruit aujourd’hui, après avoir sombré si longtemps et si durement, je ne suis pas très optimiste. Une grande prison neuve est en chantier au centre-ville, on devine pour qui seront ses cellules. Des grands stades sont en construction. Ça sent les promoteurs et les contrats juteux. On ne voit pas du tout le même effort de développement du côté des écoles publiques. Est-ce que tout recommence ? Peut-être. Dans ce cas, c’est explosif.
Laurent Bettoni
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