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Encore vivant, Pierre Souchon (par Delphine Crahay)

Ecrit par Delphine Crahay 28.01.20 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman, Le Rouergue

Encore vivant, août 2017, 250 pages, 19,80 €

Ecrivain(s): Pierre Souchon Edition: Le Rouergue

Encore vivant, Pierre Souchon (par Delphine Crahay)

 

Sempervirens

Pierre est un « zinzin carabiné ». Un cramé de la cafetière, au dernier degré. Il appartient à la grande confrérie des déphasés, des déglingués, des démantelés. Son nom d’initié ? Bipolaire. Il le sait. Il prend ses médicaments et se soigne, parce qu’il est hors de question d’y retourner. Il n’y survivra pas. Pas encore.

Il y retourne, pourtant. À l’hôpital psychiatrique. Parce qu’après avoir trouvé un emploi et s’être marié, il a cru que cela irait – et son médecin avec lui. Plus de cachet. Alors, après une cavale de quelques semaines, on le trouve perché dans les bras d’une statue de Jean Jaurès, perché là où ni le bon sens ni la raison ne peuvent l’atteindre. On le retrouve et on le coffre, ce forcené, cette chair à camisole, ce ciboulot infundibuliforme. Et ça recommence.

Encore vivant est un récit autobiographique. Pierre Souchon, journaliste, nous convie à un voyage en vésanie en compagnie du meilleur guide qui soit : l’un d’entre eux, l’un de ceux qu’on embarque, de gré ou de force, dans la nef des fous.

On en revient pour le moins dépaysé, de cette escapade mouvementée. L’auteur y instruit un procès à charge de l’institution psychiatrique – « la grande horreur » –, en particulier des hôpitaux privés, qui sentent « la machine à pognon », où les malades mentaux ne sont pas soignés mais assommés et décérébrés par des doses massives de cachetons en tout genre. Même s’il remercie les médecins dont la sollicitude, la générosité et l’intelligence l’ont aidé, et s’il sait que ces endroits lui ont sauvé la vie, ses propos sont virulents, lestés de toutes les souffrances qu’il y a endurées : la « bande de toubibs » et autres « sultans des camisoles », les « mouchards » – les infirmiers –, les étudiants en psychologie qui ont l’air « en goguette au zoo », en prennent pour leur grade ; les « infernales saloperies » de l’« HP » et les « thérapies imbéciles » itou. Surtout, Pierre Souchon nous fait entrer dans la tête d’un bipolaire, nous fait suivre ses raisonnements tordus, nous assène sa violence – les coups, les insultes, les colères –, nous raconte les délires et les frasques des phases maniaques, ces « odyssées carabinées» qui le transforment en vibrion frénétique, insomniaque et hystérique. Il nous aussi dit sa détresse, abyssale, sans fard ni complaisance, ainsi que celle de quelques autres soldats de « l’immense armée des allumés » dont il esquisse des portraits, en particulier celui de Lucas, son camarade de « piaule dégueulasse », paranoïaque incurable et impénitent.

Ce récit est aussi l’occasion d’une critique virulente des élites économiques et politiques, avec lesquelles Pierre Souchon, spécialisé en investigation sociale, nourri de Bourdieu aussi bien que de Marx, se montre féroce : il stigmatise la violence de ces gens qu’il a par ailleurs fréquentés et aimés, lui qui a épousé une fille de la grande bourgeoisie, cette violence qui s’ignore, « tranquille, discrète, courtoise, polie, à… A distance… », tout en étant conscient des apories auxquelles mène l’examen de leurs contradictions – et des siennes. Il s’insurge contre la béance des inégalités sociales, « la propension du capitalisme à broyer les gens » et tous les visages aimables dont se pare « la saloperie managériale », spécialiste ès charabia.

Dans un tout autre registre, il s’interroge sur l’évolution du monde rural, lui rend un hommage qui se mêle à son anamnèse : certes, des facteurs génétiques expliquent en partie sa maladie, mais elle est selon lui plus complexe que ce que la science laisse entendre. Elle est aussi engendrée par tout ce qui échappe à la science, par tout ce qu’elle ne prend pas en compte. En ce qui le concerne, il s’agit aussi d’un désir enfantin de devenir écrivain, d’une obsession pour les aventures et les intrigues, mais aussi et surtout des mythes et des légendes qu’il a élaborés tout au long de sa jeunesse à propos de ses origines et de son histoire, fables qui l’ont construit et détraqué tout à la fois, et qu’il détricote avec une lucidité tranchante et amère, dans ce livre écrit « pour y voir plus clair » dans le « délire social » qui l’avait emporté.

Il en résulte un roman poignant et puissant, servi par une écriture cadencée, nerveuse et parfois rageuse, innervée par un langage juste et précis, souvent brut et cru, et avivée par un humour grinçant et salvateur qui exclut toute forme de pathos. Roman d’une initiation particulière et d’une expérience extrême, roman sociologique et politique, Encore vivant peut aussi se lire comme un manifeste pour l’humanité – quoi que ne sachions pas très bien ce que ce terme signifie… Qu’importe, l’auteur, qui en a vu le visage nu, semble savoir mieux que nous de quoi il retourne, aussi nous tairons-nous :

« Il faut tout le temps extraire l’humanité. Il y en a tout le temps, même si elle est loin, brisée, incertaine – mais elle luit à chaque fois, au bout, au fond du fond. Et il faut la traquer, la chercher toujours, l’obliger à se dire, à se découvrir. Et ne retenir qu’elle, et la garder comme un trésor, et l’annoncer. Sinon on est de la charogne, de la saloperie, du vautré dans le pourri ».

 

Delphine Crahay

 

VL 2,5

 

NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.

Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.

Notre cotation :

VL1 : faible Valeur Littéraire

VL2 : modeste VL

VL3 : assez haute VL

VL4 : haute VL

VL5 : très haute VL

VL6 : Classiques éternels (anciens ou actuels)


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A propos de l'écrivain

Pierre Souchon

 

Pierre Souchon a 35 ans ; journaliste.

 

 

 

A propos du rédacteur

Delphine Crahay

 

Lectrice fervente et vorace. Etudiante en lettres – on l’est ad vitam –, enseignante dans un passé révolu, brièvement libraire, bientôt stagiaire dans une maison d’édition. Tient un blog nommé Analectes et brimborions, où l’on trouve des chroniques littéraires et linguistiques, des billets d’humeur, des textes aimés, quelques gribouillages.