Défaut de fabrication, Jérôme Richer
Défaut de fabrication, avril 2016, 60 pages, 13 €
Ecrivain(s): Jérôme Richer Edition: Espaces 34
« Une femme, un homme »
Défaut de fabrication fait partie d’un diptyque que J. Richer consacre au monde ouvrier. D’un côté, une pièce chorale, Nouveau monde, et de l’autre sur le versant de l’intimité d’un couple, Défaut de fabrication, pièce distribuée pour deux personnages : la Femme, l’Homme (p.8). Le texte se construit tout entier d’une part sur la parole en dialogues et en monologue (parties 1 et 2) et un effet de réel, à travers les très nombreuses et très détaillées didascalies descriptives comme notamment celle qui ouvre la pièce (p.9-10). Les trois premières phrases servent à caractériser le milieu social des personnages sans nom :
La cuisine d’un appartement HLM. Dans une tour. En périphérie d’une grande ville.
Par la suite J. Richer va entrer dans tous les détails du décor de ce logement modeste comme autant d’accessoires « réalistes » d’une mise en scène mais aussi des corps des personnages (portrait précis de la Femme, cinquantaine, cheveux attachés et mains usées, port de lunettes…). Il en est de même pour l’Homme (p.10). Les didascalies coupent régulièrement la partie dialoguée et fonctionnent comme une sorte de chorégraphie, réglant chacun des mouvements du couple comme le jeu autour de la bouteille de bière et sa capsule qui revient régulièrement dans le texte (pp.13-16-17-18-30-33-38-56) de manière à la fois ludique et inquiétante. Progressivement, à travers les répliques, la vie du couple prend forme. La femme fait des ménages chez des particuliers, lui est ouvrier en usine. Le dialogue avance autour d’une tension, d’une crise dramatique, pourquoi l’homme a-t-il quitté son travail prématurément ?
Le texte fonctionne en rupture, à la fois de dispositif (entrées et sorties de l’un ou l’autre) et d’approche. Lorsque il n’est plus question de la vie professionnelle, il est question des affects, des pertes et deuils comme celui de leur fils que la Femme dit dans un monologue, tournée vers le public (p.23-4) ou de leur amour, après trente-trois ans de vie conjugale, de l’attitude de leur fille qui sans doute a changé de monde, de classe et vit ailleurs.
J. Richer va plus loin dans cette manière de construire la logique dramatique et ensuite de la détruire selon un système de coupure, au centre de la pièce. En effet, toute l’action de celle-ci est comme résumée dans un court monologue de l’Homme dans le genre du récit classique, qui reprend à la fois le texte des didascalies du début et ce que le spectateur vient d’entendre et voir dans ce qui précède en allant jusqu’à l’épilogue de cette tragédie chez les pauvres, et que peut-être annonçait la capsule-toupie (p.34) :
Alors l’homme s’approcha de la femme et la tua.
La conversation pourtant repart (faits du quotidien, vie de l’usine qui a changé, loin des solidarités anciennes dans un monde plus dur). La dimension sociale, politique, mêlée à l’amour, revêt alors une importance plus grande dans le passage que l’on pourrait appeler celui des mains, des mains de la femme. Mains abîmées par le travail mais mains aimées, à partir de la p.41 ; monologue qui sera la dernière parole entendue de la pièce, référence à la voix off d’un ouvrier des usines Peugeot à Sochaux, dans un film documentaire des années soixante-dix, Avec le sang des autres.
Et le texte redit le meurtre de l’homme, la strangulation de la femme, non pas à travers une simple phrase mais dans une seconde version, celle d’une longue didascalie (p.49). Puis s’élève une tirade de l’homme adressée à son épouse, comme un très beau lamento amoureux d’un ouvrier qui « fabrique des rouages » et finit par être brisé, parce que quelque chose s’est cassé et qu’un « défaut de fabrication » a tout délité (p.50 à 56). Il lui reste pourtant un dernier geste à faire, celui du maquillage mortuaire, celui de la Beauté rendue à celle qu’il aimait :
Tout ira bien mon amour.
La pièce de J. Richer a reçu le prix de la société suisse des auteurs en 2012. Elle a été l’objet d’une lecture en mars 2015, dans le cadre des Nouvelles Zébrures, et en avril 2016, aux Lundis en coulisse à la Villa Gillet.
Marie Du Crest
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