Danser, une philosophie, Julia Beauquel, par Marc Ossorguine
Danser, une philosophie, Julia Beauquel, Carnets Nord, avril 2018, 300 pages, 17 €
Elle danse. Il ou elle danse. Ils et elles aussi. Tu, vous… Mais « je », non. Pour autant…
Pour autant il y a indéniablement dans la danse quelque chose qui relève d’une certaine universalité. Quelque chose qui passe le cap et les lignes du temps, des frontières, des cultures et des religions. Le fait qu’elle ait pu être proscrite, voire interdite et condamnée ici ou là, en d’autres lieux ou d’autres temps, ou même aujourd’hui encore, pas si loin de nous, ne change rien à l’affaire. Cela ne fait que confirmer son importance et sa force. Dès lors, cet art de la danse, comme d’autres, est aussi, potentiellement, objet de philosophie. Le propos de la philosophe, qui connaît la danse pour l’avoir pratiquée, va cependant au-delà d’une approche philosophique « classique », allant jusqu’à considérer la danse comme une forme de philosophie en soi. La proposition peut surprendre et la question peut aussitôt venir, teintée d’un certain scepticisme critique : mais de quelle danse parlez-vous ?
Il est vrai qu’il y a danse et danse… et donc danseurs et danseuses et danseuses et danseurs. Qu’y a-t-il de commun entre les corps hypnotisés de décibels – et autres substances – de la foule d’une rave et la précision maniaque et aérienne du « tap dancing » d’un Fred Astaire, de l’athlétique et acrobatique énergie d’un Donald O’Connor ? (1). En quoi peut-on comparer les danses guerrières zoulous qui accompagnaient Johnny Clegg sur scène et les corps engoncés dans les habits et conventions sociales qui enchaînent quadrilles, polkas et valses au milieu des ors et miroirs ? Peut-on dire que les virtuoses du hip-hop et de la break-dance, ancrés au sol et tournoyant sur la tête, qu’ils pratiquent le même art que cette bande de fêtards éméchés qui déroulent leurs chenilles ou s’abandonnent à une danse des canards ? Et les tuniques blanches des derviches qui tournent sur eux-mêmes jusqu’à l’extase mystique, en quoi rejoignent-ils ces corps qui marchent en traînant les pieds puis tout d’un coup s’arrêtent, forts de toute leur lourdeur dans ce spectacle de Pina Bausch ? On pourrait encore opposer et apparier les quatre petits cygnes et leur tutus, qui ne font plus qu’un, la tête dressée et oscillant de droite et de gauche et ce couple aux gestes si engagés et suggestifs emporté dans le rythme d’un tango argentin ou d’une kizomba angolaise ? L’on pourrait continuer encore longtemps une telle liste, du kathakali au flamenco, du buto au pogo, du rock acrobatique au sirtaki, etc. Mais pourtant toujours et partout il y a des corps en mouvement, il y a du collectif, de la musique. Et aussi du spectacle. On pourrait sans doute appliquer à l’art de la danse ce que le metteur en scène Peter Brook écrivait du théâtre : Je peux prendre n’importe quel espace vide et l’appeler une scène. Quelqu’un traverse cet espace vide pendant que quelqu’un d’autre l’observe, et c’est suffisant pour que l’acte théâtral soit amorcé (2). Tout geste peut donc être danse, sur la scène de spectacle ou sur celles, innombrables, du quotidien.
C’est en s’appuyant surtout sur la danse contemporaine « occidentale » que Julia Beauquel développe une réflexion sur cet art du geste, du rythme et du regard. Pratique contemporaine qui est aussi bien ancienne et théorisée depuis l’antiquité. Nous découvrons au fil des pages que la danse ne s’oppose pas forcément à la philosophie, comme l’on pourrait le croire encore aujourd’hui, et que de Lucien de Samosate (2è siècle) à Friedrich Nietzsche, les philosophes « danseurs » n’ont pas manqué. Les danseurs et chorégraphes ne sont pas en reste non plus car si les plus anciens ont laissé peu de témoignages de leur conception de l’art, les contemporains ont été et sont beaucoup plus prolixes.
L’idée sans doute maîtresse de ce livre c’est de rappeler qu’il y a dans la danse non seulement des corps en mouvement, mais aussi une esthétique et donc une intention, un projet pourrait-on dire. Danser n’est alors pas que gesticulation ou défoulement désordonné, mais alliance entre une pensée et un corps, ou plutôt des corps et des pensées. Des regards aussi. Avec des émotions, du désir et de la volonté, de la séduction et de la douleur. L’esprit n’ignore pas le corps qui danse, même s’il peut s’en tenir intentionnellement en retrait. Du coup, il y a aussi l’idée – une idée presque évidente – que si la danse peut être geste gratuit, elle peut aussi ne pas l’être. Que cette danse qui peut séduire ou intimider vaut parfois autant que bien des discours et qu’elle peut parvenir à exprimer, faire partager, ce que les mots ne parviennent parfois pas même à esquisser.
Egalement nourrie de sa propre pratique, la philosophe a ce privilège de pouvoir nous faire partager ce qu’elle vit et ressent autant que ce qu’elle pense et sait de cet art. Un art qui joue souvent avec le plaisir et la joie, mais qui peut aussi jouer avec la douleur et la souffrance. Un psychanalyste nous parlerait peut-être de la jouissance qu’il peut y avoir dans cette pratique, de la présence à soi et au monde sur laquelle elle peut ouvrir.
Enthousiasmée par son sujet, Julia Beauquel nous entraîne au cœur du studio où s’élabore le geste chorégraphique, où il se mémorise ou tente de s’écrire. Art de la scène, art vivant, voire art du vivant, la chorégraphie et la danse sont aussi arts de l’éphémère qui s’effacent aussitôt que « produits », qui commencent de se perdre aussitôt qu’exécutés. D’où, comme en musique ou au théâtre, l’importance de la tradition et de la transmission vive, même pour des œuvres récentes où la trace filmée existe. C’est toutes ces questions – et quelques autres – qu’aborde la philosophe et danseuse, avec un souci, il faut le souligner, de ne pas s’adresser qu’aux spécialistes. Les références évoquées peuvent en effet parler à un très large public et si vous avez simplement été touchés par des films tels que Billy Elliot ou Black Swan (plusieurs fois cités au fil des pages) vous découvrirez ou redécouvrirez dans ces pages un monde presque familier. Quant aux chorégraphies dont vous n’aurez jamais entendu parler, il vous suffira d’aller en voir quelques images sur internet pour faire de belles découvertes. Ce fut mon cas avec, par exemple, les Mozart Dances de Mark Morris. Un travail étonnant où l’on ne sait plus de la danse et de la musique qui enrichit et éclaire l’autre, faisant voir ce que l’on n’entend pas et entendre ce que l’on ne voit pas.
Si l’on devait apporter un infime bémol à ce travail, cela serait son enthousiasme qui le porte et le limite un peu à la fois, le portant à peut-être laisser dans l’ombre la part sombre de la danse, même si les dangers du miroir et de la recherche de perfection sont abordés. Mais peut-être faudrait-il recourir à d’autres disciplines pour faire un peu plus avant le tour de la piste (avec des anthropologues, sociologues ou psychologues, par exemple).
Reste un livre qui saura peut-être modifier votre regard, votre perception de la danse, dans toutes ses dimensions. Peut-être même vous incitera-t-il à en découvrir la pratique, ou à la revisiter pour explorer d’autres pratiques. Une lecture tout à fait recommandable alors que la saison des festivals approche. Pour ma part, je n’aurai certainement pas le même regard sur ce que propose le festival Montpellier danse (je vis dans cette région) mais aussi sur les pratiques plus populaires et plus « humbles » que je peux rencontrer tous les jours.
Marc Ossorguine
(1) Le partenaire masculin de Gene Kelly dans Singing in the rain et son célèbre Make 'em laugh.
(2) Ouverture de L'Espace vide, Ecrits sur le théâtre, Seuil, 1977
Docteure en philosophie, Julia Beauquel enseigne l’esthétique et la philosophie en école d’art et exerce parallèlement une activité de critique d’art contemporain. Après avoir longtemps pratiqué la danse elle a notamment publié Philosophie de la danse, un ouvrage co-dirigé avec Roger Pouivet et paru dans la collection Aesthetica des Presses Universitaires de Rennes (2010), puis Esthétique de la danse, ouvrage issu de sa thèse de philosophie, dans la même collection, en 2015 (présentation sur le site de l’éditeur).
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