Compte-rendu du colloque : Valère Novarina, Les quatre sens de l’écriture, Centre Culturel International de Cerisy-la-Salle (par Pierrette Epsztein)
Compte-rendu du colloque : Valère Novarina, Les quatre sens de l’écriture, Centre Culturel International de Cerisy-la-Salle (du vendredi 10 au vendredi 17 août 2018), direction Marion Chénetier-Alev, Sandrine Le Pors, Fabrice Thumerel
Chaque été, comme une ritournelle ou un passage obligé, j’assiste, depuis 18 ans, à au moins un colloque du Centre Culturel International de Cerisy. J’aime le lieu, j’aime l’équipe qui l’anime. Je commence à bien en connaître tous les membres. J’arrive à y trouver mon espace, sur la frontière, comme toujours, puisque je ne suis pas universitaire.
Cet été, du 10 au 17 août, j’ai, longtemps à l’avance, réservé ma place pour le colloque consacré, pour la première fois dans ce lieu, à l’œuvre de Valère Novarina. J’ai bien fait car il y avait beaucoup de demandes. En plus, j’ai ainsi échappé à la canicule parisienne.
Le nom de Valère Novarina ne m’était pas inconnu, j’avais entendu parler de son théâtre et ce qu’on m’en racontait m’impressionnait. Mais l’opportunité m’étant offerte, ma curiosité l’emporta sur mon appréhension, d’autant plus que je connaissais un des directeurs et que j’appréciais son sérieux. Bien m’en a pris de me lancer dans cette expédition. J’ai passé une semaine tellement intense, tellement riche, foisonnante, féconde, surprenante, que m’est monté le désir, pour la première fois après mon trentième colloque, de rédiger une chronique en tentant de relater cette expérience unique. J’en assume totalement la subjectivité. J’écrirai, non pas avec la langue universitaire qui n’est pas la mienne, non pas avec l’exigence intimidante d’une communication, mais à partir de mon regard de simple participante, avec mes mots et mes questions, en toute liberté et gratuité.
Durant cette semaine, nous avons eu la chance que la météorologie nous soit en majorité clémente. C’est très important car cela permet, dans les interstices, de s’égailler dans le parc et de pouvoir échanger avec beaucoup de personnes. Pourtant, l’emploi du temps, je dois le dire, a été plutôt chargé. Mais les interventions furent d’une telle qualité que je l’ai bien vécu.
Une des conditions qu’exige Édith Heurgon, directrice du centre, pour qu’un colloque soit consacré à une personne qui a une audience publique, est qu’elle soit présente durant toute la semaine.
J’ai été sensible au fait que Valère Novarina, non seulement ait assisté à toutes les communications sans se dispenser d’aucune mais a beaucoup donné de sa personne en nous faisant cadeau de précisions importantes sur les particularités de son œuvre et de multiples lectures.
Sa personne
Durant cette semaine, à travers les diverses communications, j’ai découvert un être de paradoxes. Valère Novarina est un travailleur effréné et un artiste total. Tout le passionne. Il porte avec opiniâtreté de multiples casquettes. Il est dramaturge, écrivain, auteur d’essais et peintre. Par ses études, il a abordé les rives de la philosophie et la philologie.
C’est un homme chaleureux, faisant preuve d’un esprit facétieux.
Il est d’une exigence farouche, doté d’une énergie indéfectible jusqu’à la limite de l’épuisement, inquiet jusqu’à des épisodes dépressifs, farouche parfois face à la violence du monde, mais aussi ivre de vie et surtout d’une grande générosité.
Devant nous, sans forfanterie, il a déployé sa culture riche, féconde, son insatiable goût pour la lecture dans tous ses états et sa capacité de se réjouir comme un enfant. Où puise-t-il sa force ? Est-ce dans sa région de prédilection, le Chablais, à cheval entre la France et la Suisse. On peut penser que sa terre d’inspiration, au niveau des langues à variations, des patois, de personnages pittoresques, tire son origine des récits mystérieux de la montagne. Dans son chalet d’alpage, son repliement d’ermite, il retrouve ses rituels : la nature, la marche, les activités simples, les gens de son pays, les langues premières. C’est là qu’il se réfugie pour réfléchir et écrire, loin de l’agitation de la ville.
Dans ses écrits, nous avons pu constater sa curiosité infinie, son aplomb, son impertinence, sa témérité, sa vitalité débridée. Mais il y laisse transparaître aussi sa part d’inquiétude, son exaspération par toute conformité à la doxa. Il évoque l’engendrement, la naissance, le vide, les fantômes, la mort. Son écriture est d’emblée liée à la musique. Elle est marquée par l’évidement et le silence.
Il a la passion de la transmission. La culture protestante a développé son esprit critique. Il évoque pour nous la sorcellerie, l’importance du travail manuel, l’exigence de la rigueur, l’absence de hiérarchie, la solitude avec le livre, la dispute intérieure qui nous habite, la dimension de l’offrande, l’action du langage sur le corps et dans l’espace.
La richesse de son héritage
Grâce à l’étendue des interventions, j’ai pu mesurer la richesse et la variété des filiations qui enrichissent l’œuvre et la personne. Parmi ceux qui furent cités, il y a des auteurs de toute époque, de tout pays et de multiples sphères. Le théâtre classique a eu sur lui une grande influence, de Molière à Racine sans oublier Shakespeare. On peut retrouver, dans son théâtre, une proximité avec de nombreux auteurs dramatiques tels que Beaumarchais, Tchekhov, Artaud et son théâtre de la cruauté, Samuel Beckett, même s’il s’y oppose, l’un travaillant sur la réification du langage, l’autre sur sa prolifération et les trouvailles de néologismes, Alfred Jarry, Roger Vitrac, entre autres. Dans ses œuvres, on perçoit également l’imprégnation de nombreux philosophes. Montaigne, Rousseau, Schopenhauer, Nietzsche, Lacan, Deleuze et Guattari et leurs rhizomes pour s’écarter des chemins tracés et travailler sur l’occupation de l’espace, sur l’itinéraire, sur les distances, sur la ritournelle. On peut entrevoir également l’empreinte d’écrivains qui ont eu une incidence sur son écriture, que ce soit Rabelais par l’audace de sa langue, Dante, Herman Melville, Franz Kafka, Marcel Proust, Georges Bernanos, Georges Perec, Maurice Blanchot, Edouard Glissant. Mais aussi certains poètes : Stéphane Mallarmé, Fernando Pessoa et son intranquillité, Emil Cioran, Henri Michaux, Francis Ponge, François Cheng. Il s’est aussi intéressé de près à l’écriture et à la culture chinoise. On peut aussi signaler son éclectisme qui se marque par l’intérêt pour des plasticiens comme Jean Dubuffet et l’Art Brut, pour des acteurs comme les Pitoëff, les Marx Brothers, Jacques Tati, et surtout Louis de Funès qu’il considère comme un artiste complet à la fois acteur, danseur, musicien, prestidigitateur, capable de sortir de son corps volatile et qui se consume en jouant avec. Il a aussi été passionné par le cirque Médrano que son père lui a fait aimer très jeune et dont il admirait le rythme, les métamorphoses, la griserie de l’espace, la puissance inventive. Enfin, je citerai Tadeusz Kantor, un artiste polonais, à multiples facettes comme lui, inspiré par le constructivisme, le dadaïsme, la peinture informelle et le surréalisme.
Son éthique
Au fur et à mesure de l’avancée du colloque, je me suis interrogée sur l’éthique et la philosophie qui anime la vision du monde de Valère Novarina. La Bible a eu sur lui une importance décisive. Sa connaissance du texte l’a obligé à s’interroger longuement sur son rapport à Dieu et à la transdescendance. Cela l’a conduit à une vision du monde très contrastée. D’un côté il est imprégné d’un pessimisme profond, d’une lucidité ombrageuse qu’il justifie par le silence de Dieu, ce point aveugle qui pour lui appelle toute pensée. Il est habité par un sentiment de vide, parfaitement conscient qu’il est de la vanité du monde, de son aspect grotesque, de la fragilité humaine, de la butée sur un réel inéluctable, insupportable, celui de la mort, qu’il faut d’autant plus prendre au sérieux qu’il est convaincu de son insignifiance. Il insiste sur notre catastrophique nativité. Il affirme que nous sommes des errants sans Terre Promise, d’éternels déplacés. Il considère l’homme comme une bête divisible et divisée. Il a l’illusion et la consolation en horreur. Il est parfaitement lucide sur tout ce qui fige, appauvrit la langue et la pensée contemporaine. Dans ce domaine, il se montre d’une brutale radicalité. Son théâtre vise à faire tomber les masques. L’homme hors de lui est-il sans dedans ?
Pourtant, on ne trouvera pas chez lui de désenchantement. Son inquiétude tourmentée, son allégresse macabre se combinent avec un optimiste pondéré, teinté d’émerveillement. Le vide qui nous habite peut être porteur de devenir. Il est assuré qu’il existe des possibilités de réenchanter le monde. La figure carnavalesque de la mort est animée chez lui d’une vitalité fougueuse. Délesté de toute certitude, il se garde bien d’anticiper, de prescrire. Nulle morale dans son œuvre mais une éthique qui affiche l’art comme expérience première de notre fragilité, d’une invisible fêlure. Exister serait alors se tenir dans ce dehors. La joie serait un possible jaillissement de vie, un émerveillement. L’acte théâtral tendrait ainsi à refléter nos contradictions.
Les spécificités de son écriture
Valère Novarina est plus qu’un simple écrivain. C’est un poète qui crée une langue échevelée, foisonnante, impétueuse. Le jaillissement de l’écriture est chez lui constante. Pour ne rien laisser échapper, il rédige en parallèle son journal. Sa pensée créatrice est tout à fait singulière. Il fait preuve d’une constante inventivité. Il fait feu de tout bois, avec la certitude qu’il n’existe pas de hiérarchie et que la parole du commun peut très bien aller de pair avec la parole savante. Il est possédé par une ivresse hyperbolique de l’illimité. L’originalité radicale de son écriture impressionne et bouscule. Il manie une langue obscure faite d’une infinité de langues. Il transgresse allégrement les frontières. Son monde est tourbillonnant, un véritable creuset dynamique. Il dit de lui : « Je ne suis qu’un trou de paroles ouvertes ».
Le succès fut long à venir tellement dérangeante était son œuvre. Mais, au fil du temps, il a acquis une renommée internationale. Sa langue se montre comme un palimpseste, une mémoire de la langue. Si son œuvre charrie un héritage, s’il a intégré tous les codes des œuvres classiques, il n’a eu de cesse de les détourner, de les dévoyer. Il a inventé un style inimitable marqué par son rapport singulier à la langue, aux langues par lesquelles il se laisse contaminer. Les lieux sont fragmentés, les temps disloqués, les identités fragiles, hors système. Il prend en compte le chaos du monde de façon inédite.
Son intention première est de s’exiler de la langue commune car pour lui le langage qui délivre est celui qui parvient à se délivrer de toute norme académique. C’est pourquoi il écrit sur la frontière, dans les marges, en dehors des normes, en se servant de tous ses savoirs. Sa langue imaginaire se veut en relief, allégorique, métaphorique, inventive, à interprétations multiples, à sens ouvert, mêlant avec allégresse l’horreur et le ridicule comme il l’affirme dans son ouvrage Voie négative. Il fait parler les pierres, utilise les multiples ressources de la parlure : les listes, les néologismes, la logorrhée, le ressassement, la litanie, la vibration du mot, la force de la répétition, l’ambigüité du sens, sa polyphonie, ses contradictions, les mêmes images qui reviennent à plusieurs reprises pour devenir agissantes. Pour lui, le « on » exprime l’espace du dedans. Il laboure toutes les déclinaisons possibles autour d’un mot. Il épuise des formes en perpétuelle mutation. Il privilégie la polyphonie du sens contre la communication, la part d’incompréhensible contre la clarté. Il est obsédé par le négatif. Il cultive l’art de la fugue, décrit les paysages qu’il arpente. Il déconstruit en permanence la langue. Il cherche à atteindre la combustion de la parole en se préservant de tout académisme, de toute pesante gravité. Entre naissance et mort, entre genèse et apocalypse, il choisit le comique pour conjurer la mort et restaurer la vie. Le choix des patronymes est essentiel de son point de vue pour faire sourdre leur part secrète. Leurs contradictions génèrent des vérités nouvelles, du « sursens ».
Il s’agit pour lui de rendre viable l’invisible et de libérer le tragique du compassionnel. Contre le discours utilitaire, communicationnel, raréfié du contemporain, il prône le pouvoir insurrectionnel de la parole poétique. Son œuvre affirme avec force que le verbe n’est pas une simple monnaie d’échange avec l’autre, il doit être une adresse qui agit sur le monde. Il est convaincu que la guerre de la parole remplacera la lutte des classes, que le contrat verbal est idéologique.
Son théâtre
Le théâtre de Valère Novarina est imprégné de cette inventivité développée dans son écriture. Bien sûr qu’il évoque des thèmes familiers et qu’il suit des voies déjà explorées depuis longtemps. Il emprunte pour cela des voies souterraines, peu accessibles au premier abord mais qui, à l’usage, s’avèrent méticuleusement organisées. Son cheminement mental creuse la mémoire du théâtre dans ses formes les plus anciennes, depuis ses sources allégoriques et religieuses jusqu’à la place paradoxale qu’y occupe la dramaturgie classique et les grands textes du répertoire, le théâtre épique, le théâtre japonais très codifié, les glissements de sens permanents.
Ce théoricien du théâtre se livre sans cesse à un recul critique sur son œuvre et cela l’oblige à s’interroger constamment sur les effets que son travail produit sur le public. Jamais il n’estime avoir abouti. Son insatisfaction le pousse à être toujours en quête de renouvellement. La conviction intime de Valère est que l’écriture, la mise en scène, la théorie de l’acteur doit s’alimenter à toutes les sources, elle se doit d’être un grouillement vivace, le vivant chaos d’où tout est né. Les exigences, la liberté et la confiance totale que Valère Novarina accorde à ses acteurs font de chaque représentation une véritable performance.
Lorsqu’on assiste à une représentation d’une de ces pièces, on adhère ou non à son univers. Mais si on accepte de se laisser galvaniser par le flot des mots et le jeu prodigieux de ses interprètes, on n’en revient pas intact.
Son rapport tout à fait singulier à la représentation établit son originalité. Selon lui, la représentation théâtrale devient une agora,un lieu de rassemblement social, politique de la cité, une chambre de réflexion, un miroir où le spectral est surexposé. La parole n’est pas une simple monnaie d’échange avec l’autre, cela doit être une adresse qui agit sur le monde. Le sens ne peut pas être enfermé, possédé, c’est une soif d’espace ouvert.
Et pour parvenir à cette audace, Valère reprend à son compte toutes les modalités empruntées aux arts du spectacle qu’il a approchés : l’insolence, le fantastique, les perpétuels changements de registre, le retournement, le travestissement, la contrefaçon, l’humour noir, toutes les formes de comiques où le rire se retourne en une prise de pouvoir sur la mort, la stylisation ubuesque, le burlesque, la farce, l’hilarité qui se mêle à la cruauté, l’orgiaque, le grand guignol où le sang irrigue la langue, l’ivresse hyperbolique de l’illimité, la bouffonnerie macabre rédemptrice, le sacrifice, l’autocitation d’une pièce à l’autre, le recyclage, les personnages fantastiques, les sobriquets. La figure obsessionnelle du mort se présente comme témoin de la catastrophe, du scandale et de la violence de notre monde actuel, un théâtre cruel. Par tous ces moyens scéniques, Valère cherche surtout à produire une écriture vocale et visuelle. Le texte devient alors une véritable partition musicale. Chaque représentation se veut un rituel, un hymne à la joie tragique, un pur plaisir théâtral. Et la scène se présente alors comme un lieu de mue et de mutation, de métamorphose, de transfiguration, de tournoiement, afin d’élever l’âme du spectateur.
L’importance des décors
Dans le dispositif scénique, on retrouve l’influence du théâtre Nô, du Kabuki mais aussi de la peinture chinoise. Valère aménage l’espace d’un monde dans le monde. Souvent, il enferme ses personnages dans des cadres, les fait jouer avec de multiples formes géométriques : le cercle, la spirale, le carré. La porte omniprésente devient le passage entre la vie et la mort. Il introduit aussi fréquemment un castelet dans le décor et utilise les marionnettes comme dédoublement des personnages. Il obtient ainsi un vertige comique déconcertant.
Le rôle essentiel des acteurs
Il est impensable d’évoquer le théâtre de Valère sans mentionner la place prépondérante qu’y tiennent ses acteurs. Il les choisit avec une grande attention et beaucoup lui sont fidèles. Il a établi avec eux des liens si étroits qu’on peut presque évoquer une troupe comme il le rêverait.
Même s’il prétend ne pas les diriger, et qu’il affirme que c’est l’acteur qui sait, pas le metteur en scène, il est avec eux d’une exigence formelle inconditionnelle. Il a beaucoup écrit sur le travail de l’acteur. Pour lui, celui-ci se doit de retrouver un savoir intuitif, d’écouter son instinct profond. C’est pourquoi il choisit des acteurs non pasteurisés, non domestiqués, non normalisés, un peu sauvages, des physiques marqués, populaires, qui doivent avoir une silhouette forte. En même temps, pour Valère, l’acteur est un visage en pâte à modeler. La face est une ardoise vide, multiforme, polymorphe comme l’incarnait remarquablement Daniel Znyk, un de ses acteurs mascottes.
Il se refuse à jouer le metteur en scène omniscient. Il prétend ne pas anticiper, ne pas prescrire, se délester de toute certitude quant à leur interprétation. Mais dans tous ses spectacles, on retrouve sa patte. Il leur demande un engagement total de soi. L’acteur est à la fois voyant et aveugle. C’est une « anti-personne » qui doit capter la matière textuelle : la voix, le souffle, l’extension des corps, des espaces, des paroles projetées, un corps dramatique, une parole poétique. Le texte doit être su par cœur pour pouvoir être dépassé. Les répliques sont des flèches qui ont pour but d’atteindre chaque spectateur. À chacun de trouver son sens singulier. A chaque acteur de trouver sa voix, sa gestuelle. Il lui faut descendre dans le texte pour faire remonter sa réplique du plus profond de lui, retrouver l’autre de soi, l’animal qui est en lui, la spontanéité et la fluidité du geste. Il doit saisir les forces, qui toutes, viennent du sol du texte, d’un lieu enfoui, travailler son énergie, l’espace, les vides, les blancs afin de faire danser la langue et chacun de ses acteurs le fait avec une étonnante virtuosité. La chanson est là pour ouvrir les voix. Le rituel carnavalesque est souvent présent, d’où l’importance des costumes et des chaussures qui enfoncent l’être dans le sol. Il doit être capable aussi de retrouver en lui les voix ventriloques comme le fait le clown, cet être entier qui réagit avec insolence à tous les évènements les plus infimes de la vie. Souvent, le spectateur a le sentiment que les acteurs sont sans cesse à la limite de la chute.
Mais il nous faut aussi prendre en compte le passage de l’acteur au groupe. La cohésion de la troupe est primordiale. Le chœur joue un rôle indispensable y compris dans ses silences. Dans le théâtre de Valère, le mort-vivant devient le revenant.
Pour le spectateur, la représentation se doit de provoquer en lui une rédemption, un dépaysement radical. Il ne s’agit pas de l’amadouer pas plus que de le séduire. Son rôle est de le réveiller, le réjouir, le sortir du sommeil, de l’hypnose, lui permettre de résister à la mécanisation du langage et de la pensée, à l’industrie communicationnelle. Il est impératif qu’à la sortie, sa vision soit modifiée, qu’il sorte de sa torpeur, de son asservissement.
Le déroulement des journées
Durant ces huit jours, nous avons été très favorisés. Dans les interstices des communications, Valère nous a offert la lecture d’extraits de Voie négative, de L’Atelier volant, et l’intégrale du Babil des classes dangereuses. Valère Novarina ne lit pas ses textes, il les vit, les incarne. Il devient le texte.
Après un déjeuner, dans l’étable, nous avons pu visiter une exposition de photographies de spectacles et de peintures de Valère.
Les soirées, elles aussi, ont été très denses. Dans la bibliothèque, nous avons pu regarder en intégralité la captation réalisée par Virgile Novarina et Raphaël O’Byrne du Vrai sangréalisée lors d’une représentation donnée à l’Odéon en 2011. Au grenier, André Marcon nous a présenté Le discours aux animaux, Léopold von Verschuer, lui, a joué Le monologue d’Adramélech. Valère et Mathias Lévy, violoniste, nous ont proposé une lecture-musique de Dialogue avec une langue inconnue. Enfin, l’actrice Agnès Sourdillon et le chanteur-accordéoniste Christian Paccoud ont exécuté L’Éloge du réel. La soirée s’est prolongée tard dans la nuit. Le musicien et Valère lui-même, emportés par l’adhésion du public, étaient infatigables. Nous avons écouté des chants du Valais, la chanson hongroise de la maman de Valère et nous avons entonné en chœur des chants du répertoire français, le tout abondamment accompagné de calva et de vin rouge.
Les imbrications avec ma propre histoire
Ce qui m’a frappée durant ces huit jours, ce sont les résonnances que j’ai perçues avec ma propre histoire, auxquelles je ne m’attendais nullement. Je suis née pendant la guerre. Nous sommes donc lui et moi de la même génération. Mais, de plus, mes parents et moi ayant passé toute la guerre à Megève, certaines évocations ont éveillé en moi d’étranges souvenirs. Mon père, lui aussi écoutait Radio Sottens, la radio de la suisse romande.
Il se trouve que ma mère était hongroise et échangeait avec sa famille, jurait et chantait dans cette langue, et que Valère entretient, par sa mère, un lien étroit et sentimental avec celle-ci que, pas plus que lui, je ne parle mais dont la sonorité m’émeut à chaque fois que je l’entends.
Christian Paccoud, le chanteur qui a une grande importance dans son théâtre, m’a beaucoup fait penser à Paco Ibáñez que j’ai vu plusieurs fois sur scène : même visage raviné, même voix venue des profondeurs du corps, même flamme, même ferveur, même bonheur du partage.
Ce que je retiens de ce colloque
Au fil des jours, mes peurs vis-à-vis de cette œuvre complexe se sont envolées grâce à la compétence et à la disponibilité sans faille des deux directeurs, Fabrice Thumerel et Marion Chénetier-Alev que je tiens ici à féliciter car leur tâche est rude. Mais j’ai aussi été impressionnée par la qualité des communications. J’ai été subjuguée, convertie par l’univers riche et original de Valère Novarina. Je me suis questionnée sur le rapport complexe que l’auteur entretient avec la religion, avec le religieux. M’est venue à l’esprit la référence au peintre Francis Bacon par la façon qu’il a de border par le cadrage le débordement. Valère fait de même pour canaliser les débauches d’une langue débridée. J’ai beaucoup réfléchi à la proximité et aux différences que son travail entretient avec Beckett et Ionesco plusieurs fois mentionnés. J’ai éprouvé avec saisissement le décentrement radical de tous mes repères culturels habituels. Je pense que son théâtre est politique sans vision fixée et enfermante.
Il m’a fallu accepter de me laisser emporter dans un ailleurs, de m’égarer sans boussole, de subir un sacré tohubohu cérébral, un renversement de toutes mes habitudes de spectatrice de théâtre. Ce qui m’a le plus fascinée, c’est la capacité incroyable qu’a l’auteur de faire de ses obsessions une jubilation, de rendre le tragique risible, de faire de notre anxiété vis-à-vis de la mort une source de rire libératoire. Le moment où j’ai éprouvé l’émotion la plus intense ce fut le matin du 15 août où Valère nous a fait un cadeau inestimable. Il nous a présenté un fragment de la captation de L’acte inconnu, présentée en 2007 au Palais des Papes d’Avignon, celle de la scène où lamarionnette immense de l’acteur fétiche de sa troupe, Daniel Znyk, mort le 12 septembre 2006, est allongée sur un catafalque et se relève pour être portée par toute la troupe et traverse toute la scène, accompagnée au son de l’accordéon de Christian Paccoud, jusqu’à disparaître dans une marche lente et solennelle jusqu’aux coulisses. J’avoue, sans honte, que lorsque le comédien Dominique Pinon lance par deux fois son cri « Mort à la mort, mort à la mort », les larmes me sont montées aux yeux.
Par un heureux hasard du calendrier, le mercredi 28 novembre j’ai eu le plaisir d’assister en compagnie de Marion, à un spectacle au Lavoir Moderne Parisien dans le dix-huitième arrondissement. La salle était bondée. Valère Novarina, accompagné de Mathias Lévy au violon, a lu Une langue inconnue. J’ai pu apprécier cette lecture mieux que la première fois car j’étais plus avertie. Ensuite, dans une deuxième partie, Claude Merlin a joué L’avant-dernier des hommes mis en scène par Claude Buchwald. Et j’ai vécu là un grand moment de théâtre et une prouesse d’acteur prodigieuse.
PS : Pour écrire cette chronique, j’ai utilisé les notes que j’ai prises durant les communications, je me suis aussi inspirée de la lecture de Voie négative de Valère Novarina (P.O.L, 2017) que j’ai acheté à mon retour à Paris et enfin de l’ouvrage superbement illustré, Valère Novarina, Dialogue avec Marion Chénetier-Alev : L’organe du langage c’est la main(éd. Argol, 2013), qui m’a été offert généreusement par Marion Chénetier-Alev et que je remercie chaleureusement.
Pierrette Epsztein
Valère Novarina est né en 1942 à Genève, de Manon Trolliet, comédienne, et de Maurice Novarina, architecte. Il passe son enfance et son adolescence à Thonon, sur la rive française du Léman. A Paris, il étudie à la Sorbonne la philosophie et la philologie. Sa première pièce, L’Atelier volant, sera mise en scène par Jean-Pierre Sarrazac en 1974. Marcel Maréchal lui commande une libre adaptation des deux Henry IV de Shakespeare, Falstaff, qui sera montée au Théâtre National de Marseille en 1976. Il est un écrivain, dramaturge, metteur en scène, mais aussi peintre et dessinateur. Il connaît aujourd’hui une reconnaissance internationale et devient un auteur dramatique joué sur les plus grandes scènes théâtrales françaises et étrangères.
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