Arto Paasilinna, l'amour de la vie (par Léon-Marc Levy)
Arto Paasilinna, l'amour de la vie
Le dernier livre d’Arto Paasilinna, « Sang Chaud, nerfs d’acier » constitue un moment de bonheur pur pour les deux camps de ses lecteurs : ceux qui le découvrent avec cette œuvre magistrale, et ceux qui attendent, à chaque Paasilinna, tous les ingrédients de leur addiction. Ce roman/saga, qui allie la densité à la brièveté, est une sorte de concentré, de « manifeste » paasilinnien appliqué à un roman. Le vieux renard finlandais nous emmène dans une épopée picaresque d’un souffle suffocant. Linnea Lindeman, accoucheuse et « phoquière » à Ykspihlaja, sur la baie de Botnie, exerce aussi les fonctions mystérieuses de « Pythie » de son village. Chamane, devineresse. « Quand une chamane entre en transe sur une mer en furie, le monde est pris de vertige. Les mouettes heurtent les vagues et les sternes sanglotent. » Comme un conte fantastique (on pense à « La Légende de St Julien l’Hospitalier » de Flaubert) cette histoire commence par des signes annonciateurs : le grondement du monde et la prédiction de Linnea : la belle Hanna Kokkoluoto mettra au monde un fils, son sixième enfant, Antti début janvier 1918. « Ce sera un garçon, il aura une belle vie, et il mourra en 1990 ! »
Et nous voilà partis sur les traces d’Antti, dans un tourbillon d’événements de toutes sortes, plus étourdissants les uns que les autres. Sur les traces d’un père aventureux et débordant d’énergie, notre garçon va d’abord connaître l’apprentissage de la pêche et de la chasse, activité première sur la baie de Botnie. Il s’y montrera excellent. Et puis le commerce, sur les basques de Tuomas le père, avec à la clé une brillante réussite sociale, et puis la guerre, les guerres, où Antti sera un héros national, et puis l’amour. Deux amours essentiellement : celui de la douce et fragile fiancée de ses 17 ans, Kerttu, qui mourra phtisique quelques mois plus tard et qui accompagnera Antti au fond de son cœur toute sa longue vie. Et puis la belle Suoma qui sera sa fidèle et courageuse compagne.
Paasilinna décline tous les thèmes qui lui sont chers : la folie des hommes, la force des femmes, l’absurdité et le dérisoire des entreprises humaines. Dérisoire effroyable et sanglant souvent : la guerre contre les russes offre des tableaux d’une violence terrible. Dérisoire hilarant aussi. Les personnages de Paasilinna, on l’avait découvert avec « Le Lièvre de Vatanen » sont désopilants de sottise, d’incohérence, de naïveté. Mais ils sont magnifiquement humains. Paasilinna rit de ses semblables parce qu’ils les aiment et cet amour des êtres est au cœur de son œuvre. Dans une interview restée célèbre Paasilinna déclarait avec sa gouaille légendaire : « Les Finlandais ne sont pas pires que les autres, mais suffisamment mauvais pour que j’aie de quoi écrire jusqu’à la fin de mes jours ». La galerie des personnages est peuplée de ces héros pitoyables, buveurs, menteurs, tricheurs, pire encore. Et pourtant, pas un instant, le souffle de l’optimisme et de l’amour de vivre ne faiblit. C’est au pire des abîmes de la condition humaine que les hommes et les femmes de Paasilinna trouvent leur grandeur : la solidarité et l’entraide devant tous les ennemis, naturels ou guerriers, un courage à toute épreuve, une force irrésistible à porter haut les valeurs de la morale essentielle, celle qui lie les hommes dans un pacte de dignité face au fascisme (noir ou rouge), à l’injustice, à l’oppression faite aux femmes, à la misère imposée au peuple. « Pendant ces trois semaines de grève, tout Ykspilaja se mobilisa. Il y avait des centaines de gens dans les rues et l’excitation était à son comble. Une cinquantaine de femmes s’affairaient à tour de rôle dans la cuisine de la Maison du Peuple afin de préparer la soupe pour les grévistes. Il s’agissait de montrer aux bourgeois de ce pays que le prolétariat méritait des salaires et des horaires de travail décents. »
C’est que même dans les moments picaresques et décoiffants, on entend un Arto Paasilinna « de gauche » dirait-on. Enfin, pas si simple. Disons qu’il y a du Jack London chez lui : les ouvriers debout face à l’exploitation, les citoyens debout pour défendre la Patrie, les hommes debout pour affronter leur dure vie.
Et c’est encore Jack London qu’on retrouve dans les longues traversées des plaines glaciales ou lacs gelés, en traîneau. Encore Jack London dans l’amour qui attache les hommes aux animaux, chiens, chevaux plus encore chez Paasilinna. Tuomas Kokkoluotto est capable de traverser en plein hiver une immense étendue glaciale pour mener chez ses maîtres pauvres et vieillissants une vieille jument qui a servi fidèlement toute sa vie afin qu’elle y finisse des jours paisibles. «La jument Polka vécut encore de nombreuses années. Elle avait repris du poids après que Tuomas eut rempli de dix sacs de grain la grange de Siegfried Ruutunen (le vieux maître)»
Paasilinna est un hymne au meilleur de l’homme. Un hymne dont le cadre est souvent le pire de l’homme. Mais le chant d’amour n’en est que plus vibrant, plus inoubliable. On rit, on pleure, on se sent vivant en lisant le maître finnois. Vivant comme le bonhomme, rondouillard et joyeux, avec un cœur d’or, qui nous a quittés à l'automne 2018. Mais il est immortel.
"Sand Chaud, nerfs d'acier", Arto Paasilinna. Denoël 2010 et Folio (avril 2011)
Léon-Marc Levy
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