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Bel et moi, Jacques Perry

Ecrit par Hans Limon 12.05.17 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman, Le Bateau Ivre

Bel et moi, mars 2016, 136 pages, 16 €

Ecrivain(s): Jacques Perry Edition: Le Bateau Ivre

Bel et moi, Jacques Perry

Perry, l’impérissable

Quelque chose de Racine chez Montherlant, disait en substance Gabriel Marcel. Quelque chose de Montherlant chez ce Perry crépusculaire, touchant trio de chair et de lettres où se mêlent souvenirs évanouis, rêves plus grands et plus beaux que nature, fragments d’écrits flambés, désespoirs chenus, clameurs entrecroisées, regrets démentis, simulacres de vie trop envahissants, mensonge et vérité (à moins que ce ne soit l’inverse ?).

Duplicité trouble et ternaire. Drôle de jeu de piste, ivre et torse et tendre, à la mesure d’un Dédale alangui, parfaitement maître de son architecture. Tom-Louis fabrique Bel-Mais de toutes pièces, personnage de pure invention mangeur-de-conscience et pourvoyeur-de-vie-renouvelée qui, en retour, prolonge et recrée Tom-Louis, son père d’encre à défaut de sang, son idole, son envers-tête-grise, l’admire et l’assimile à son être de papier au point de lui prendre ses mots, ses humeurs et son épouse, à la manière d’un fidèle noyé d’enthousiasme qui, au confluent du sacrilège et de l’adoration, se couvrirait des reliques d’un saint révéré dans l’espoir de le faire revivre, ne serait-ce que l’instant d’une fiction, juste avant l’ultime subm(v)ersion.

Tom-Louis, vieil « écrit-vain » dormeur, dépressif, misanthrope fracturé d’infarctus, peintre en devenir à court terme, perpétue ses jours fanés sur le fil des songes ou les rayons des bibliothèques, note avec une douloureuse et déclinante lucidité les ravages que la sénescence inflige à son corps autrefois vaillant, à son âme de grand auteur cabossé, à la marge, raturé, se livre et triche au jeu des confessions autobiographiques auprès de son jeune-lecteur-cannibale-imaginaire et s’offre une seconde jeunesse à travers lui, pour sentir, écrire, séduire de nouveau sa Bel(le) Julie, plus fraîche, plus récente et pourtant sans âge, raviver son amour fou privé de sève. Bel et bien fou jusqu’au dédoublement subjectif. Le nonagénaire espiègle estompe les identités, se pare de Bel et retrouve une vigueur insoupçonnée. Le jeune-loup-chimère, moi fantasmé couché sur la feuille blanche, finit par conquérir une relative autonomie avant de subitement s’abîmer en un silence magique, celui de l’artiste en quête de personnage, mais aussi et surtout en recherche de lui-même. Louis tue son Bel-Mais sur l’autel de sa belle de mai, sa bénédiction profane, son miracle de grâce bienveillante. Le créateur efface et reprend possession. Poignante et pudique déclaration d’amour que cet entrelacs déconcertant : c’est en abandonnant son Unique à son Double que l’auteur désabusé « répare » et dévoile sa flamme. C’est en se faisant autre qu’il se redécouvre amant, vivant, passionné du monde en mouvement. Sombre et solaire d’affection partagée, compagne dévouée, maîtresse légère, Julie fractale transcende les interpolations intempestives et laisse flotter sa danse entre les « deux » hommes, toujours en équilibre, au bord de la rupture, maquillée de mystère et de bonté nue, sans jamais tromper ni dissimuler. Une seule passion pour « trois » personnages : celle du « suramour » assoiffé d’intemporel. Un même courant passant d’un membre à l’autre, jusqu’au dérèglement des compteurs, jusqu’au renversement des perspectives.

Un an après sa disparition, Perry n’a pas péri. Ni pris une ride, si ce n’est celle du sourire nostalgique. Dans une dernière et grandiose pirouette, lui, le défunt, le Tom à l’envers, le Louis d’or, le génial manieur de mots, lui le grand absent nous rappelle à l’urgence de vivre, au bonheur sans prix de la présence au monde et à l’impossibilité de saisir le réel par l’écriture. Merveilleux paradoxe de la création littéraire, toute-puissante et cependant démunie, métamorphose de la plume sèche s’ouvrant mutine à tous les vents, mutisme ardent-massif d’une liberté baisant finalement les pieds de celles qu’on prend dans ses bras : Julie, la vie, les deux ne faisant plus qu’une. Ou plutôt trois. Parole de vieux païen.

 

Hans Limon

 


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A propos de l'écrivain

Jacques Perry

 

Né le 15 juin 1921 à Neuilly-sur-Seine, Jacques Perry est à ce jour l’auteur prolifique de 34 romans, 3 pièces de théâtre et de nombreuses pièces radiophoniques. Il a été récompensé par le Prix Renaudot en 1952 pour L’amour de rien (Julliard), le Prix des libraires en 1966 pour Vie d’un païen (Robert Laffont) et le Prix du Livre Inter en 1976 pour La Ravenala ou l’Arbre du voyageur (Albin-Michel). Dans les années d’après-guerre, ses premiers romans témoignent d’une inspiration assez noire. Puis, au début des années 60, les trois tomes de Vie d’un païen surgissent comme une joyeuse embellie. Le jeune quadragénaire s’est découvert un soudain appétit pour la vie. Dès lors, il enchaînera les succès jusqu’au début des années 2000, apparaissant pour beaucoup comme un des écrivains majeurs de la seconde moitié du XXe siècle. Retiré depuis longtemps dans sa jolie maison de Seine-et-Marne avec son épouse Katalin, il se tenait à l’écart des mondanités parisiennes et fréquentait plus volontiers depuis toujours ses amis peintres. Deux articles importants lui ont été récemment consacrés dans la revue ArtPress en 2015 et le journal Le Monde en 2016. Il s’est éteint à son domicile le 23 avril dernier, à l’âge de 95 ans.

 

A propos du rédacteur

Hans Limon

 

Professeur de philosophie et de théâtre. Ecrivain et poète.