Batailles libertines, La vie et l’œuvre de Gabriel Naudé, Anna Lisa Schino (par Gilles Banderier)
Batailles libertines, La vie et l’œuvre de Gabriel Naudé, Anna Lisa Schino, juin 2020, trad. italien, Stéphanie Vermot-Petit-Outhenin, 340 pages, 55 €
Edition: Editions Honoré Champion
Gravitant hors du champ de la culture générale, Gabriel Naudé (1600-1653) appartient à la constellation des « libertins érudits », selon la belle expression de René Pintard, par laquelle il ne faut pas entendre un libertinage de mœurs (encore que cette dimension ne soit point exclue, mais elle n’est pas primordiale), mais un libertinage d’idées, Naudé s’étant aventuré dans des secteurs obscurs de la pensée, lesquels eussent bien pu, s’il n’y avait pris garde, être éclairés par son propre bûcher (il naquit quinze jours avant le supplice de Giordano Bruno).
Comme le remarque Anna Lisa Schino dans son beau livre, Naudé fut d’abord et avant tout un médecin, qui effectua une partie de ses études en Italie. Le séjour transalpin constitua pour le jeune Parisien une expérience capitale. En Italie, Naudé découvrit non seulement les intrigues et les plaisirs qui faisaient le sel d’un séjour pareil, mais encore et surtout un fort courant de scepticisme à l’égard des religions, courant qui semblait paradoxalement se faire plus vif encore à mesure que l’on s’approchait de Rome et des palais pontificaux.
À Padoue, il fut l’élève de Cesare Cremonini (1550-1631), à propos de qui il écrivit cette note (en s’abstenant prudemment de la publier) : « Le Cremonin professeur en philosophie à Padoue a advoué à quelques siens amis particuliers qu’il ne croyoit ny Dieu, ny diable, ny l’immortalité de l’ame : mais qu’il avoit soin que son valet fust bon catholique, de peur, disoit-il, s’il ne croyoit rien, qu’un de ses matins il ne m’esgorgeast dans mon lict » (cité p.22). Cremonini devançait donc Voltaire d’un bon siècle, si triviale que soit leur idée (comme le remarquait Isaac Asimov, les pays où la religion et ses promesses de vie post mortem sont les plus présentes n’ont pas pour autant les rues les plus sûres). De retour en France, nommé médecin ordinaire de Louis XIII, Naudé se plaça dans l’orbite d’un autre Italien, le cardinal Mazarin, dont il fut le bibliothécaire attentif et expert, composant un Advis pour dresser une bibliothèque (il est un des fondateurs, sinon le fondateur de la bibliothéconomie) et faisant de la Collection Mazarine la première bibliothèque publique française. Plongé plus ou moins malgré lui dans le bain glacé de la politique, Naudé fut également un théoricien de la raison d’État. Il se rendit en Suède, engagé comme bibliothécaire par la reine Christine, mais (comme Descartes) le séjour lui déplut. À la différence du philosophe, il parvint à regagner la France, mais mourut peu après.
Un des mérites de Batailles libertines est de souligner la centralité de la médecine dans la pensée de Naudé, même lorsqu’il traite d’autres sujets. Certes, il était de son temps, et, en tant que praticien, il raisonnait souvent selon les catégories des médecins de Molière. S’ajoute à cela le fait que Naudé fut à la fois un grand bibliophile (on le qualifiait de « librorum summus helluo », goinfre de livres) et un érudit qui tenait à le montrer ; aussi ses textes sont-ils alourdis d’un amas de références indigestes. Les penseurs des Lumières diront à peu près la même chose que lui, mais sans cet appareil savant. Cependant, pour Naudé, qui prenait le contre-pied de Descartes, l’érudition pouvait être un instrument heuristique. On ne se représente d’ordinaire pas un bibliothécaire comme un aventurier de la pensée. Or Naudé fut un esprit audacieux, qui considérait la religion comme un instrument de pouvoir, qui croyait à la possibilité d’un progrès (sa pensée médicale en témoigne), à condition que l’être humain accepte de se laisser guider par la raison. Il tournait ainsi le dos à la notion de péché originel, qui postule que l’humanité est à jamais amoindrie par une faute première. Naudé est un personnage passionnant, mais, paradoxalement, son œuvre le dissimule plus qu’elle ne le révèle.
Gilles Banderier
Anna Lisa Schino, professeur à l’Université de Roma La Sapienza, participe à l’édition des œuvres complètes de Gabriel Naudé.
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