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Barbara Gould

02.07.13 dans Nouvelles, La Une CED, Ecriture

Barbara Gould

 

 

Tous les chemins et tous les modes de transport mènent à Venise. On peut s’y rendre en avion, en train, en bateau, à moto ou en auto-stop, et y aller seul, en couple, avec des amis ou en voyage organisé. Cependant, lorsqu’on est un adepte des plaisanteries douteuses, il n’est pas recommandé de s’adjoindre la compagnie d’une esthéticienne, même charmante.

J’étais entré dans le magasin de cosmétiques situé au 27 de la rue de *** (je ne le situe pas avec précision, on ne sait jamais) qui est à proximité de la Comédie française afin d’acheter du fond de teint et du blush pour ma nièce, une jeune fille qui sortait de l’adolescence à pas de loup. Elle n’avait pas son pareil dans le maniement du peigne, de la barrette, du babyliss et de tous ces ustensiles indispensables quand on s’adonne à la capilliculture mais l’éclat de son teint la préoccupait.

Elle était pourtant dotée d’une peau admirable de fraîcheur et de douceur et je ne comprenais pas qu’elle éprouve le besoin de se tartiner le visage d’onguents concoctés à base d’huile de phoque, de graisse de baleine ou d’aileron de bébé requin. J’avais toutefois accepté de lui offrir ce cadeau somptueux pour ses dix-sept ans en hommage à Rimbaud qui affirmait qu’on n’est pas sérieux quand on a cet âge-là. On ne l’est pas non plus quand on en a quarante. Et à cinquante ? Je ne sais pas encore. J’espère que je ne le serai pas davantage sur mon lit de mort, ce serait dommage que je finisse aussi mal.

Je n’avais guère l’habitude de pénétrer dans ce sanctuaire que constitue le repaire d’une esthéticienne et j’ignorais tout du genre de cosmétiques qu’on y trouve qui ne servent qu’à atténuer la beauté au lieu de souligner l’invisible. Je demandai donc conseil à la première vendeuse qui m’aborda, une jeune femme qui devait avoir une trentaine d’années qu’elle portait aussi admirablement que ma nièce ses dix-sept printemps. Affable, elle accepta de bonne grâce de dissiper mon insondable ignorance.

Je sais désormais, et je me demande comment j’ai pu vivre si longtemps dans cette regrettable ignorance, que le fond de teint est le produit qui est destiné à protéger l’épiderme et le blush, mot anglais qui signifie rougir, celui qui permet de donner à la peau une coloration plus ou moins soulignée. L’équivalent de ce mot britannique est le fard dans la langue de Molière. Molière qui, soit dit au passage, devait en utiliser comme tous les comédiens qui changent de peau avant de rentrer en scène.

Elle s’enquit du profil de la destinataire de ces palliatifs dermiques afin d’orienter mon choix vers ce qui pouvait le mieux la combler.

– Quel âge a votre amie ? me demanda-t-elle d’un air naïf qui m’enchanta.

Il faut dire que, esprit simple, un rien suffit à m’enchanter. Je suis facilement séduit, un détail insignifiant me comble, je suis un être terriblement superficiel. Le contraire d’Alain Minc ou de Natacha Polony qui sont des être si profonds.

– C’est ma nièce, répondis-je, elle a dix-sept ans, improvisant ainsi un alexandrin irrégulier composé de deux hémistiches, non de six pieds chacun, mais l’un de sept et l’autre de cinq. Alors que si je lui avais répondu « c’est ma nièce, lui dis-je, et elle a dix-sept ans », j’aurais écrit un véritable alexandrin satisfaisant aux critères classiques imposés à ce genre de vers. Cette démonstration pour souligner que ma superficialité va jusqu’à traquer les alexandrins dans la conversation courante car c’est un exercice totalement inutile.

Et j’ajoutai d’un air dont j’accentuai la tristesse en baissant légèrement les yeux, ce qui me conférait une apparence de cocker neurasthénique : je n’ai pas d’amie…

La vendeuse affecta une mine peinée et je crus bon d’en repasser une couche afin d’attirer un peu plus son attention car elle avait de grands yeux qui devaient être longs à maquiller et des cils à la courbure admirable, ah… on ne dira jamais assez combien la courbure des cils peut être admirable chez certaines femmes.

– Disons plutôt que je n’ai plus d’amie depuis que la dernière m’a quitté parce qu’elle me trouvait trop gentil.

– O la la, fit-elle, moi je n’ai jamais rencontré un homme trop gentil !

J’arrangeais un peu la vérité à ma sauce : elle était partie parce qu’elle me trouvait hésitant et qu’elle cherchait un homme qui décide de tout, probablement pour le contrarier. Avec moi, sur qui tout glisse comme l’eau sur les plumes d’un canard sauvage, elle n’avait pas trouvé un homme à sa hauteur.

Peu à peu, tandis qu’elle me sortait toutes les formes de crèmes, d’onguents, de poudre, d’huiles essentielles ou de nutella du visage qu’elle avait en stock, nous devisâmes de choses et d’autres. Elle faisait preuve d’une conversation banale qui me transportait : j’ai entendu tant de philosophes parler de la théorie de la relativité du Kantisme en termes fumeux, tant d’intellectuels m’expliquer pourquoi la privation de la liberté est la priorité des dictateurs, j’ai vu tant de critiques faire l’éloge du poil du cul dans les romans de gare de Christine Angot, que lorsqu’on me parle de chiffons, de yaourts sans sucre, de thé au jasmin, de l’avantage d’avoir un seul essuie-glace sur son pare-brise, ou de jouer avec un seul attaquant au lieu de deux, j’entre quasiment en transes.

Après quelques propos liminaires en guise de hors d’œuvres dont ma mémoire défaillante n’a pas gardé de trace, elle m’avoua son rêve secret : aller visiter Venise. J’eus un excès de foi et m’exclamai, grandiloquent :

– Ah ! Venise ! Mais c’est le ciel qui m’a mis sur votre route ! Je connais fort bien Venise, j’y suis allé au moins quarante fois.

Je crus qu’elle allait défaillir mais, si toutes les femmes ont des failles, toutes ne défaillent pas :

– Quarante fois, quelle chance vous avez ! Quarante fois vous avez réalisé mon rêve !

J’avais un peu forcé le trait, je vais à Venise une ou deux fois par an depuis quinze ans mais cette exagération n’avait guère d’importance.

– J’irais volontiers une quarante et unième fois pour vous en faire découvrir quelques aspects.

– Je n’ai pas de vacances avant deux mois, fit-elle à regret.

– Venise est millénaire, elle pourra vous attendre jusque-là. Et moi aussi, qui suis beaucoup plus jeune que la sérénissime.

– La sérénissime ?

– Un des multiples qualificatifs pour désigner la cité des doges.

– La cité des doges ?

– Une autre métaphore vénitienne !

– Mais vous savez tout sur Venise ! C’est extra dingue.

– Mais non, seul Philippe Sollers sait tout sur Venise et je ne suis pas Philippe Sollers.

– Qui est Philippe Sollers ? hasarda cette jeune femme qui était incollable sur les parfums, les fards, les fonds de teint et les vernis à ongles multicolores mais avait quelques lacunes dans le domaine de la littérature.

– Un écrivain qui n’achète pas de produits de beauté même pour maquiller son style.

Elle sembla étonnée :

– Ah, on peut maquiller son style ? A la la.

J’avais justement prévu de me rendre sur l’Adriatique en mars. Tout s’enchaînait à la perfection. Je sortis de la boutique de parfumerie avec un tas de crèmes, pommades, crayons à cils, démaquillant, qui étaient inutiles et avaient fait un vaste trou dans mon budget mensuel mais enthousiasmèrent ma nièce qui n’en avait nul besoin mais tellement envie. Et j’avais fait la connaissance d’une jeune femme fort sympathique qui semblait aimer la vie, ce qui n’est pas si fréquent.

Dans les semaines qui suivirent, je la revis fréquemment. Elle avait un BTS de parfumerie et une demi-licence de manucure (elle ne faisait que la main gauche). Elle s’appelait Emily avec un y, comme celle des sœurs Brontë qui a écrit Les Hauts de Hurlevent. Je retournai dans le magasin où elle travaillait sous des prétextes futiles car je n’avais évidemment plus besoin de rien, puis je provoquai le destin en la croisant accidentellement avant de l’inviter à déjeuner.

Je compris qu’elle n’avait pas pris ma proposition à la légère et que découvrir Venise était son souhait le plus cher. Elle en rêvait depuis des années et elle devait estimer qu’elle me connaissait désormais suffisamment pour partir avec moi à l’aventure. Je n’étais plus un inconnu mais un homme de compagnie agréable qui la faisait rire, fût-ce en utilisant des propos abscons.

Elle me laissa donc le soin de tout organiser en me précisant le budget dont elle disposait. Je crevai consciencieusement le plafond fixé mais jugeai que cela n’avait aucune importance. Le mieux à faire quand on a quelques milliers d’euros est de les dépenser avant que les banquiers ou le fisc ne vous aient tout confisqué pour mener à bien leurs horribles desseins.

Puis nous nous envolâmes. J’avais réservé une chambre double dans un hôtel **** avec des lits jumeaux, afin qu’elle n’imagine pas que je pouvais profiter de la situation pour m’introduire entre ses draps et humer de près l’odeur de son vernis à ongles ou les onguents nocturnes dont elle s’enduisait le corps.

Cette attention la toucha lorsqu’elle s’enquit des modalités de notre hébergement.

– T’es le premier homme qu’essaie pas de me sauter dessus, me dit-elle, alors que nous pénétrions dans la salle d’embarquement.

– C’est parce que je n’ai pas de parachute, expliquai-je.

Elle sourit ; je rectifiai : j’attends d’être arrivé à destination, comme ça, si tu appelles ta mère elle ne t’entendra pas.

– Y a longtemps que j’appelle plus personne, me dit-elle en rigolant, ce qu’elle faisait admirablement, dévoilant des dents d’une blancheur qu’elle avait dû obtenir en recourant aux services de je ne sais quelle officine. Et y a personne qui viendrait.

Cette dernière précision aurait pu être prise, par quelqu’un de plus entreprenant que moi, pour une invitation à la bagatelle.

– En fait t’es pas le premier mais le deuxième. Mais l’autre il n’aimait pas les femmes.

– Ce qui explique cela !

Nous parcourûmes le chemin qui menait de l’aéroport à la cité lacustre en vaporetto.

Dès qu’on apercevait un bout d’île, un bateau taxi ou un goéland, Emily disait o la la.

– T’as vu l’oiseau ?

– Un goéland, expliquai-je.

– Tu sais tout, toi.

– Hélas non, mais j’ai beaucoup parcouru ce chemin et je me suis renseigné.

C’était une compagne idéale pour un tel voyage : tout lui plaisait et elle ne cachait pas sa joie d’être là. Je remerciais le destin et ma nièce qui m’avaient mis en sa présence.

Nous arrivâmes à l’hôtel.

– O la la dit Emily, c’est classe.

Ça l’était effectivement, je m’étais ruiné, anticipant mon passage au septième échelon, les fonctionnaires ont parfois des vies exaltantes. Le premier soir, nous allâmes dîner dans un petit restaurant typique, où le touriste est rare et bien accueilli, loin de la place Saint Marc et du pont du Rialto.

– O la la dit Emily en goûtant le plat qu’on lui avait apporté, qu’est-ce que c’est bon.

Avant que l’on nous serve notre secondo piasti, elle me demanda sans prendre de pincettes :

– T’es homo ?

– Non, lui dis-je, sinon, je serais venu ici avec un homme ! Venise est, paraît-il, l’endroit idéal pour tomber amoureux.

– Je te plais pas ?

– Tu es parfaite mais j’ai un grand défaut : je suis timide.

– Mais on est quand même là tous les deux, non ? C’est super chouette.

C’était absolument indéniable : Emily montrait un bon sens hors du commun. Et une certaine tendresse à mon égard. En sortant du restaurant, elle posa sa tête sur mon épaule et me prit la main. Je me découvrais un potentiel de séduction : d’habitude c’était moi qui faisais le premier pas après des heures de tergiversation.

Emily avait installé ses petites affaires de toilette dans la salle de bains de la chambre de l’hôtel où nous dormions et elles occupaient une bien plus grande place que les miennes. A peu près 95%.

– Je m’étale un peu, m’avoua-t-elle.

Elle avait un attirail stupéfiant à sa disposition, je ne sais si toutes les esthéticiennes emmènent ainsi la moitié de leur boutique quand elles partent en voyage ou si Emily était une exception. Le premier soir, il ne lui fallut pas moins de vingt-cinq minutes en tête à tête avec elle-même pour effacer les traces de la journée sur son minois. Or elle m’avait semblé charmante avant d’entrer dans notre salle de bains et elle l’était tout autant en en sortant. Tout ce temps passé pour un résultat aussi infime dénotait un souci de perfectionnisme qui l’honorait. Mais une perte de temps qui me laissait songeur : elle aurait pu lire, écrire des cartes postales ou me parler de sa journée vénitienne.

Comme je lui fis remarquer la qualité de sa peau et qu’elle avait un visage délicieux avant même tous les traitements qu’elle lui infligeait, elle me répondit avec ce bon sens que j’avais déjà remarqué :

– J’investis sur l’avenir.

Je me demandai alors si je ne devrais pas en faire autant et prendre rendez-vous chez une esthéticienne dès mon retour à Paris avant que la cause de mon visage glabre ne fût désespérée. Je lui fis part de mes interrogations. Elle s’amusa.

– Mais tu t’en fous, tu connais plein de trucs ! Moi je sais pas grand-chose et mon corps c’est ce que j’ai de mieux, je le vois bien. C’est pas mon cerveau que les hommes regardent.

Une nouvelle fois, son sens des réalités me laissait coi.

Le deuxième soir, après qu’elle eut passé de nouveau vingt-cinq minutes dans notre salle de bains, ce devait être le tarif réglementaire, je découvris en lavant précautionneusement les vingt-huit ratiches que ma dentiste m’a laissées en dépit des nombreux instruments qu’elle a glissés entre mes mâchoires, qu’Emily utilisait des lingettes Barbara Gould pour se démaquiller. Je ne sais pas ce qui me prit, mais quand je regagnai notre chambre tandis que ma compagne s’était mollement allongée dans une ravissante nuisette de soie rose qui la faisait ressembler à une princesse de conte de fée, je m’exclamai à son intention :

– Ah ah, ah, est-ce que tu savais que Barbara Gould était la fille d’un célèbre pianiste ?

Elle parut interloquée et, cessant de pitonner sur la télécommande de la télévision, leva vers moi ses yeux verts en amande qui auraient fait se damner un saint, mais, heureusement, je n’en suis pas un : je savais même pas qu’il y avait un pianiste qui s’appelait Gould.

– Glenn Gould, lui expliquai-je, était un pianiste canadien un peu étrange qui se nourrissait de doubles croches, d’infusions de feuilles d’érable et de jus d’orange, vivait la nuit et exclusivement pour la musique, jouait sur un tabouret de piano très bas qui le faisait ressembler un peu à un crapaud. Certains pensent que c’était le meilleur interprète de Bach (lui-même en était persuadé), d’autres un imposteur nombriliste qui détestait Mozart et Beethoven dont il a massacré quelques œuvres.

– Je me dirai ça chaque fois que je me démaquillerai, me promit solennellement Emily. Comment dis-tu déjà, un imposteur nombriliste ? Un crapaud sur un tabouret ? Un détestateur de Mozart ? Toi au moins, t’as du vocabulaire.

Le lendemain en fin de matinée, nous partîmes visiter Santa Croce, l’un des sestiers de la ville, car Venise ne se divise pas en quatre quartiers mais en six sestiers. Celui qui parle de quartier à Venise passe pour un béotien auprès des habitués, des autochtones ou des touristes qui ont révisé leur guide.

Durant cinq jours, nous vîmes quelques unes des merveilles que recèle la cité des doges. A chaque fois Emily s’exclamait o la la, mais je ne savais pas réellement ce qu’elle pensait parce qu’elle s’exclamait aussi o la la quand elle croisait un mime déguisé en statue de marbre qui s’agitait subitement lorsque passait une touriste, à la grande frayeur de celle-ci qui, parfois, poussait un cri, et à la grande joie des autres passants qui observaient la scène.

Le soir, elle se montrait plus prolixe en se démaquillant. Elle s’exclamait :

– Tiens c’est comme si je jouais du piano !

Ou, en me montrant les petites lingettes jetables qu’elle venait d’utiliser avant de se mettre un masque pré-nocturne qu’elle devait garder sur son visage dix minutes pour paraître rajeunie de vingt-quatre heures en se levant le lendemain matin (ainsi chaque jour qui commençait la voyait aussi jeune que la veille) :

– Tu as vu, encore un pour la fille du pianiste !

Autre variante : je me démaquille en mi bémol !

Tout cela parce que je lui avais expliqué la différence entre le mi naturel et le mi bémol lorsque nous avions admiré, le long du Grand Canal, le Palais Vendramin qu’occupait Wagner à l’époque où il composait le deuxième acte de Tristan.

C’était devenu une quasi obsession qui me gênait de plus en plus à mesure que le temps passait. C’était son côté parfumeuse qui prenait le dessus : nous visitions l’une des plus belles cités du monde et elle n’avait qu’un sujet de prédilection lorsque nous étions dans la chambre de l’hôtel : Barbara Gould.

Tout cela m’ennuyait beaucoup : Emily était une compagne agréable, toujours enthousiaste, toujours arrangée à la perfection, car elle maniait le crayon à cils, le stick à lèvres, la poudre de perlimpinpin et la houppette à fond de teint comme personne mais sa conversation était plus limitée que ses dons pour mettre en valeur son visage, son sourire, ses joues, ses lèvres et ses yeux. Et je craignais par dessus tout qu’elle ne finisse par apprendre la vérité.

La veille de notre départ, j’étais parti me promener dans San Paolo pour entrer dans la basilique Santa Maria dei Frari jeter un dernier regard sur l’ascension de la vierge du Titien, tandis qu’Emily s’en était allée dans une autre direction où elle avait à faire.

Je supposais qu’elle voulait rapporter quelques souvenirs de notre séjour dont elle semblait enchantée : elle avait découvert la ville de ses rêves dont j’avais essayé de lui montrer quelques unes des merveilles.

Lorsqu’elle rentra à l’hôtel, elle était dans une fureur noire, telle que je ne l’avais vue.

– Tu t’es bien foutu de moi ! s’exclama-t-elle.

– Moi ? Je bredouillai quelque chose, incapable de savoir de quoi elle parlait.

– Oui, Barbara Gould !

J’écarquillai les yeux, dépassé par les événements. Mais rien ne pouvait endiguer son flot de paroles.

– Tu m’a fait marcher, tu m’as prise pour une idiote, tu m’as menée en bateau.

– Juste en vaporetto, risquai-je.

– Et moi j’y ai cru !

– Mais… A quoi ?

– Barbara Gould !

– Barbara Gould ?

– Oui, je suis allée à la bibliothèque municipale de la ville de Venise, ils ont un bouquin sur Glenn Gould, le joueur de piano, là, il n’a jamais eu d’enfant ! On ne sait même pas s’il avait une petite amie. C’était un comment est-ce écrit déjà, ça ressemble à cinq à sept…

– Un ascète, dis-je.

– Un esthète, c’est ça.

– Mais je sais bien qu’il n’avait pas d’enfant, lui dis-je, comprenant la situation, c’était une plaisanterie stupide. Je suis désolé, mais quand j’ai vu écrit Barbara Gould sur tes lingettes de démaquillage, je n’ai pu m’empêcher d’inventer cette histoire. Tu ne vas pas te fâcher pour si peu.

– Mais moi je te faisais confiance, y a plein de gens à qui j’ai dit que Barbara Gould était la fille d’un grand pianiste qui jouait du Bach ! Pour une fois que je sais un truc pour épater, il est faux, de quoi j’ai l’air ?

– Mais c’est pas grave, tu ne reverras jamais tous ces gens que tu as croisés à Venise.

– Mais si, je leur ai tous donné l’adresse de ma boutique, je vais passer pour un idiote.

Emily était au bord de la crise de nerfs et elle me planta à l’aéroport dès qu’elle eut récupéré sa valise. Elle ne proposa pas de me rembourser la moitié du séjour comme elle s’y était engagée et j’eus la faiblesse de ne jamais rien lui réclamer.

Je ne la revis d’ailleurs plus mais, un soir, comme je dînais chez mon frère j’eus de ses nouvelles par ma nièce qui était allée dans le magasin d’Emily acheter quelques produits miracles destiné à figer sa beauté.

– Je ne sais pas ce que tu as fait à la vendeuse mais lorsque je lui ai dit que je venais de ta part, elle m’a dit que tu t’étais foutue de sa gueule à Venise. C’est quoi cette salade ?

– Rien, dis-je en rougissant.

– Tu vas à Venise avec des parfumeuses ? Je croyais que tu n’aimais que les intellectuelles.

– Ma petite biche, lui dis-je (j’appelle parfois ma nièce ma petite biche, ça l’amuse depuis qu’elle a 3 ans) je vais à Venise avec qui je veux !

– Ha ha ha !

– Je ne m’occupe pas de ta vie sentimentale…

– Un désert !

– Ni de tes histoires de fesses.

– Manquerait plus que ça !

– Je pourrais pourtant t’en apprendre, sale petite peste.

– A moi, tu plaisantes ? Les hommes tombent comme des mouches !

– Méfie-toi, un jour tu tomberas sur un qui aura du fly-tox…

– T’inquiète.

– Alors, vu que j’ai vingt-trois ans de plus que toi, je te prierai de me laisser vivre ma vie sans m’abreuver de commentaires.

– Une esthéticienne, pffffffff.

– Et tu as sur les femmes des idées préconçues, on peut être esthéticienne et intellectuelle à la fois.

– Mais pas elle, ha ha ha.

– D’ailleurs dans esthéticienne, il y a esthète.

– Mais que lui as-tu fait pour qu’elle t’en veuille ainsi ?

Je m’en tirai par une pirouette :

– Moi ? Rien. Je lui ai juste fait découvrir l’art de la fugue.

 

Fabrice Del Dingo

 


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