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Arts et traditions de Sumba, Véronique Paccou-Martellière, Thomas H. Hinterseer

Ecrit par Marc Michiels (Le Mot et la Chose) le 03.11.16 dans La Une CED, Les Chroniques

Arts et traditions de Sumba, Véronique Paccou-Martellière, Thomas H. Hinterseer

 

Interrogé en 1965 sur les découvertes des hommes qu’il faudrait léguer à nos successeurs, Lévi-Strauss dit ceci : « Je mettrai dans votre coffre des documents relatifs aux dernières sociétés primitives en voie de disparition, des exemplaires d’espèces végétal et animal proches d’être anéanties par l’homme, des échantillons d’air et d’eau non encore pollués par des déchets industriels, des notices et illustrations sur des sites bientôt saccagés par des installations civiles ou militaires. (…) Mieux vaut donc laisser quelques témoignages que, par notre malfaisance et celle de nos continuateurs, ils n’auront plus le droit de connaître : la pureté des éléments, la diversité des êtres, la grâce de la nature, et la décence des hommes ».

L’ouvrage de Véronique Paccou-Martellière et Thomas H. Hinterseer sur les « Arts et traditions de Sumba » (éditions Le Livre d’Art) évoque un regard, un monde spirituel et matériel, sur une culture qui fut très longtemps ignorée. Entre croyances, traditions et coutumes des Sumbanais, les auteurs, à travers des centaines d’objets sacrés et utilitaires, collectés durant ces vingt dernières années, nous présentent les témoins de cette complexité́ culturelle. Témoignages multiples d’une des 922 îles habitées de l’Indonésie et qui conserve encore de nos jours une partie de ces mystères.

On apprend dans le livre que, d’une façon générale, la société Sumbanaise s’est construite autour de trois classes sociales : celle des nobles, enfants de la tortue-Lune et enfants du crocodile rouge (ana kara wulla, et ana woya rara), celle des hommes libres (tau kabisu) et celle des esclaves et serviteurs (ata). Ces lignées sont représentées par une maison ancestrale à laquelle se cloisonnent en descendance des segments familiaux. La tradition veut qu’à l’occasion de cérémonies de mariage ou de funérailles, le don, comme le suggère Marcel Mauss – généralement considéré comme le père de l’anthropologie française – soit basé sur l’obligation tacite de « donner, recevoir et rendre ». Au quotidien, les services rendus par chacun sont basés sur le même principe et ramenés à une économie sociale complexe, celle-ci peut dans certains cas contraindre la génération suivante pour répondre à ses engagements. Si donc, le pouvoir de l’homme se mesure aux biens qu’il possède, celui de l’épouse se mesure sur sa fertilité mais aussi sur ses qualités de tisserande, lien entre la vie et la mort.

La culture sumbanaise n’utilisait pas l’écriture, et au fil des siècles son mythe de création (Kanuga) s’est transmis oralement par des chants lors de cérémonies nocturnes. Ainsi au début il n’y avait rien, le « résident » du ciel, ni masculin ni féminin et les deux à la fois, créa la terre, ainsi que tous les éléments. Puis, huit couples (Marapu Mori), doués de paroles en huit langues distinctes ont vu le jour, puis envoyés sur terre ayant pour mission de se multiplier. Et l’un de ces couples prit possession d’un territoire sur l’île de Sumba. Dans leur vision du monde, les ancêtres existaient dans un monde parallèle et ressenti par les hommes comme omniprésent. Ainsi, la vie des hommes, leur statut social, leur richesse et leur bien-être dépendent de la seule relation qu’ils entretiennent avec leurs ancêtres.

Prières, sacrifices, offrandes de toutes sortes régissent alors cette relation harmonieuse entre les hommes et ces divinités. Il n’est pas rare que la fusion réciproque entre les animaux et l’homme existe, de nombreux récits relatent l’esprit d’un défunt, occupant le corps d’un animal, où animaux, plantes, objets façonnés par la main de l’homme sont des véhicules susceptibles d’être habités par des esprits ou entités divines. De nombreux artefacts sacrés au pouvoir reconnu par l’ensemble de la communauté parcourent donc tous les âges de la vie, jusqu’au voyage du défunt vers l’au-delà. Rites, objets et traditions sont autant de façons d’organiser le monde entre les vivants et les vivants, entre les hommes et les femmes, entre les morts et les vivants, entre les divinités et les hommes.

Ce livre, précieux par l’obstination de leurs auteurs, est rare par la mémoire qu’il retrace sous forme d’un coffre du savoir ; vision d’un monde basée sur le dualisme, la symétrie et la complémentarité. Tout et chaque être est à la fois un et deux (ndewa et mawo) à l’image du Créateur. Chaque création, chaque symbole utilisé, chaque événement a donc son miroir comme reflet de l’au-delà, conçu comme une sphère parallèle à la vie. Et qui, porté à notre œil déformé par tant de visions factices de notre monde moderne, dévoile à notre esprit un monde premier par l’origine de nombreux documents relatifs à cette culture.

Mais, malheureusement, celle-ci n’a pas su garder intacte l’histoire mémorielle de sa destinée, ce qui sans doute préfigure la vision de notre monde en devenir ! Un livre à découvrir, à méditer sur ce qui reste des choses, de l’âme d’un peuple, de ses objets et coutumes.

Avec cette lancinante question qui se pose à nous, êtres qui avons survécu :

Que restera-t-il de nos péchés, de notre civilisation mercantile, si les objets que nous avons créés n’ont plus d’utilité dès lors que la spiritualité n’y est plus attachée ?

Un autre monde, qui s’écroulera comme tant d’autres avant lui !

 

Article écrit par Marc Michiels pour Le Mot & la Chose

 

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Arts et traditions de Sumba, Véronique Paccou-Martellière, Thomas H. Hinterseer, éd. Le Livre d’art, 300 ill., juin 2016, 200 pages, 40 €

 

La rencontre de Véronique Paccou-Martellière et de Thomas H. Hinterseer, dans les années 1980, est celle de deux collectionneurs passionnés par les voyages et arts, croyances et traditions du monde, passion très vite exacerbée par 15 ans d’expatriations en Asie du Sud Est, en Egypte et au Nigeria. Ils ont ainsi constitué une collection d’arts traditionnels d’Asie et d’Afrique de plus de 3000 objets. En rencontrant les Sumbanais et en rassemblant plus de 500 pièces uniques, ils ont tenté de comprendre et se représenter la complexe vision du monde des Sumbanais, dans leur si étonnante diversité. Véronique P.-Martellière a mené de front une activité de psychologue et hypnothérapeute et celle d’enseignante du français à l’aide d’un manuel dont elle est l’auteur, lors d’un séjour de trois ans à Singapour. De retour en France, elle a repris un cursus universitaire de spécialité en criminologie et rédigé une thèse sur la prévention du crime à Singapour.

Né en Autriche, Thomas Hinterseer a travaillé pendant plus de 25 ans dans le secteur pétrolier et occupé diverses fonctions en Europe, Asie, Afrique et aux Etats-Unis. Alumni de L’INSEAD, il a dirigé une start-up en Autriche, et travaille actuellement à Fontainebleau dans la formation continue de cadres dirigeants.

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A propos du rédacteur

Marc Michiels (Le Mot et la Chose)

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Né en 1967, Marc Michiels est un auteur de poésie visuelle. Passionné de photographie, de peinture et amoureux infatigable de la culture japonaise, il aime jouer avec les mots, les images et la lumière. Chacun de ses textes invitent au voyage, soit intérieur à la recherche du « qui » et du « Je par le jeu », soit physique entre la France et le Japon. Il a collaboré à différents ouvrages historiques ou artistiques en tant que photographe et est l’auteur de trois recueils de poésies : Aux passions joyeuses (Ed. Ragage, 2009), Aux doigts de bulles (Ed. Ragage, 2010) et Poésie’s (2005-2013). Il travaille actuellement sur un nouveau projet d’écriture baptisé Ailleurs qui s’oriente sur la persévérance du désir, dans l’expérience du « pardon », où les figures et les sentiments dialoguent dans une poétique de l’itinéraire.