Anthologie des mythes et légendes de la Chine ancienne, traduit du chinois et indexés par Rémi Mathieu & Contes de la Montagne Sereine
Anthologie des mythes et légendes de la Chine ancienne, traduit du chinois et indexés par Rémi Mathieu, mai 2023, 272 pages, 11 € & Contes de la Montagne Sereine, traduction du chinois par Jacques Dars, mai 2023, 558 pages, 15 €
Gallimard a la bonne idée de rééditer deux ouvrages importants pour qui veut s’intéresser à l’esprit de la Chine ancienne de façon directe, c’est-à-dire sans passer par le biais d’un glossateur ou d’un essayiste. Le premier, Anthologie des mythes et légendes de la Chine ancienne, propose ce qu’indique son titre : un aperçu de la mythologie chinoise telle qu’elle a traversé les siècles, de façon fragmentaire, sans un Hésiode, un Hérodote ou un Ovide pour mettre de l’ordre dans des histoires extraordinaires qui, comme tout mythe, expliquent voire justifient l’état du monde, aussi d’un point de vue politique. Comme l’écrit Rémi Mathieu dans une introduction éclairante, ces mythes « ont été longtemps le terreau d’un des plus impressionnants ensembles culturels ».
De la diversité des sources, Mathieu tire une anthologie thématique et chronologique à la fois – du moins chronologique selon la succession des faits narrés. Il a aussi l’intelligence de proposer plusieurs fragments de la même histoire, tirés de sources différentes, les uns à côté des autres, sans chercher à établir une synthèse artificielle et irrespectueuse du traitement reçu par ces mythes durant la longue histoire intellectuelle chinoise, et de leur réception au fil des siècles et des régions. À ce titre, cet ouvrage s’adresse à deux types de public pas nécessairement en contradiction : d’une part les étudiants cherchant à aborder les mythes et légendes chinois (un appareil critique redoublé d’un double index se trouve en fin de volume), d’autre part les lecteurs curieux d’une autre culture.
C’est de la seconde façon qu’a été lue cette Anthologie, et le moins qu’on puisse dire est que cette curiosité a été satisfaite, tant par son apport d’étrangeté (oserait-on écrire de « chinoiserie » ?) que par le renouvellement de la conviction d’une similitude entre toutes les humanités à travers la planète. Pour ce qui est de l’étrangeté, on note des histoires de corbeaux sis dans dix soleils, mais un archer légendaire abat neuf des soleils, par exemple – mais un archer célèbre, Apollon, participa aussi de la mise en ordre du monde. On note aussi des explications dynastiques qui justifient l’état de la société, avec des naissances extraordinaires dignes de la mythologie grecque. C’est cela qui est frappant, au fil de la lecture de ces mythes et légendes : toute étrangeté renvoie à du connu au fond, et l’on songe souvent à L’enquête d’Hérodote ou aux Métamorphoses d’Ovide en lisant l’historie du chien Panhu ou celle de la mère de Yi Yin.
Les grandes inventions ne sont pas en reste, et l’on ne résiste pas au plaisir de citer dans son intégralité le mythe relatif à l’invention de l’écriture, tant il semble pertinent en tout lieu et à toute époque : « Cangjie inventa l’écriture afin de pouvoir gouverner tous les officiers et diriger toutes les affaires. Les sots l’utilisent pour noter ce qu’ils ne doivent pas oublier, mais les sages s’en servent pour consigner les pensées profondes avant qu’elles ne disparaissent. Quant aux pervers, ils ont fait graver des écrits mensongers pour se disculper et faire tuer des innocents [à leur place] ».
Considérons que Hong Pian faisait partie de la seconde catégorie, celle des « sages », lorsqu’il édita vers 1550 les Contes de la Montagne Sereine, la plus ancienne collection connue de huaben, véritables monuments de la littérature populaire orale qui se voient ici transposés à l’écrit sous les Ming, et préfigurent une œuvre magistrale telle que Au bord de l’eau. Témoignages tant culturels et historiques que sociologiques, ces contes populaires publiés par un bibliophile doublé d’un libraire (on peut supposer que Hong Pian a agi en commerçant avisé bien plus qu’en philologue – l’intention n’est pas la même que celle de Giambattista Basile un siècle plus tard à Naples, d’autant que ce dernier ne publia pas son Conte des contes de son vivant, ni que celle des frères Grimm trois siècles plus tard en Allemagne) sont précieux, à l’image des Mythes et légendes, tant pour l’amateur d’histoires en général, et de ce qu’elles présentent de commun à travers toutes les cultures (« Une culture, c’est une organisation sociale, un outillage et un ensemble de récits sacralisés qui rendent le monde compréhensible et peut-être acceptable », dixit Rémi Mathieu), que pour le curieux de la Chine. Celui-ci, par goût et conviction comparatistes, si l’on peut dire, sait déjà que tant l’histoire d’une grand-mère transformée en loup désireuse d’engloutir sa descendance que celle d’une jeune fille brimée amoureusement reconnue par un soulier connaissent des variantes chinoises, avec leurs spécificités et étrangetés ; les Contes de la Montagne Sereine, malgré leur forme différente et leur propriété culturelle, font aussi partie de nous. Le comparatisme est au cœur du propos de la préfacière Jeannine Kohn-Etiemble, qui annihile au passage toute velléité d’en référer à Propp pour une fois de plus tenter de réduire des contes à une structure propre à celle des contes russes, étrange manie dont il serait bon que l’école se défasse, soit dit en passant.
Les contes ici réunis sont le reflet de préoccupations humaines (l’amour, la reconnaissance, la traversée d’épreuves) mais à la sauce chinoise, si l’on peut dire, et surtout sans véritable merveilleux : lorsque surgit l’émerveillement, c’est par rapport au comportement vertueux et digne d’éloges d’un personnage spécifique, et il prend souvent la forme d’une louange émise par le pouvoir en place.
C’est peut-être le plus surprenant pour le lecteur occidental dans ces Contes de la Montagne Sereine : le constat d’une justice qui n’est pas tant immanente (dans nombre des contes des frères Grimm, le méchant en vint à choisir sa propre fin ou subit une mort qui correspond à son méfait – on peut penser en particulier à la belle-mère de Blancheneige dont le crime fut de refuser de vieillir et mourut donc en dansant littéralement à mort) que le fait de la justice institutionnelle, qui met à la question les coupables de méfaits divers avec une sévérité totale (la bastonnade semble la règle pour obtenir des aveux), puis les punit, que ce soit par l’exil ou la mort. De même, au lieu d’être dans un non-temps, ces Contes de la Montagne Sereine sont ancrés dans une époque déterminée (un exemple au hasard : « Sous l’empereur Wu des Han, en l’an 2 de l’ère Yuanshou », « soit en 121 de notre », ainsi que l’indique la note relative à cette datation – l’appareil critique est aussi impressionnant qu’utile bien que non nécessaire à l’appréciation des contes), mais qui renvoie avec régularité aux Mythes et légendes de la Chine ancienne – en ce sens, la lecture successive des deux ouvrages est recommandée. Ainsi, le conte Li Guang des Han est surnommé « Le général-volant », est clairement d’obédience mythologique, comme si les deux genres narratifs, le conte et le mythe (auxquels ajouter la légende), étaient indissociables – ce qu’ils sont dans la plupart des cultures, soit dit en passant, la différenciation/classification étant typiquement française.
Ces contes ont aussi ceci de spécifique qu’ils sont parsemés de poèmes plus ou moins longs, dont certains pouvaient peut-être faire l’objet d’un accompagnement musical pour le conteur de la rue, et dont nombre servent de prologues : nombre de contes débutent par une brève histoire exemplaire, dont l’illustration est le fait du conte en tant que tel. « Exemplaire », a-t-on écrit, mais non « moralisatrice », bien que la morale soit souvent au rendez-vous : ces Contes de la Montagne Sereine, qu’ils soient relatifs à la piété familiale, à l’amitié ou à l’honneur militaire, sont tous porteurs d’une sagesse voire d’une morale simple, héritière du bouddhisme. En ce sens, ils sont profondément naïfs, mais pas pour autant dépourvus d’humanité : les personnages présentent des faiblesses, s’interrogent, même s’ils sont dans l’ensemble plutôt monolithiques – lorsque la vertu est présente, elle l’est à tous les égards. Ceci n’empêche en rien ces contes de se rapprocher du Décaméron par une occasionnelle tonalité plutôt légère (on songe en particulier au conte intitulé La Méprise macabre), qui, associée à une occasionnelle cruauté, les montre bien comme populaires, c’est-à-dire destinés à être racontés sur une place publique face à un public venu passer un bon moment, et non destinés à juste dresser un mur moral autour d’un public enfantin occidental (exit Perrault et ses épigones du Grand Siècle, donc). À l’échelle européenne, on est vraiment plus proche de Basile que des frères Grimm.
Mais l’échelle européenne n’est pas à employer, car elle est inopportune : il faut lire ces Contes de la Montagne Sereine, au même titre que les Mythes et légendes de la Chine ancienne, avec leurs spécificités culturelles, et surtout avec le plaisir de la curiosité face à l’Autre doublé de celui de la reconnaissance de préoccupations et topos similaires. Comme si ces deux ouvrages dévoilaient en nous le Chinois qui sommeille.
Didier Smal
Rémi Mathieu est sinologue, directeur de recherche émérite au CNRS. Il a par ailleurs enseigné la philosophie, la langue chinoise classique et l’histoire de l’Antiquité chinoise. Il a entre autres dirigé la publication d’une Anthologie de la poésie chinoise à la Pléiade.
Jacques Dars (1937-2010) est sinologue, spécialiste de la Chine ancienne. Il est considéré comme l’un des plus éminents traducteurs du chinois en français.
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