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Alain Damasio : Quatre romans de SF (par Didier Smal)

Ecrit par Didier Smal le 05.05.21 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres, Science-fiction

Alain Damasio : Quatre romans de SF (par Didier Smal)

 

La Zone du dehors, Gallimard/Folio, février 2021, 656 pages, 11,50 €

La Horde du Contrevent, Gallimard/Folio, février 2021, 736 pages, 11,50 €

Aucun souvenir assez solide, Gallimard/Folio, février 2021, 400 pages, 8,60 €

Scarlett et Novak, éditions Rageot, mars 2021, 64 pages, 4,99 €

 

À l’occasion de la réédition au format poche du troisième roman d’Alain Damasio, Les Furtifs, la collection Folio propose à nouveau ses deux romans précédents, La Zone du dehors (1999 ; nouvelle version en 2007, celle ici proposée) et La Horde du Contrevent (2004), ainsi que son unique recueil de nouvelles, Aucun souvenir assez solide (2012). Ces rééditions, sous une intéressante maquette typographique unique, qui rappelle certains graphismes des années soixante-dix tout en évoquant la fluidité du style de Damasio, sont une pure incitation à se replonger dans ces livres, envie déjà générée par la lecture des Furtifs, roman extraordinaire mais dont on se rend aisément compte qu’il est le fruit d’un long cheminement, tant philosophique et spirituel que littéraire au sens de la recherche d’un style pour dire.

Mais avant d’évoquer ces trois livres, un petit bémol dans l’œuvre de Damasio : chez Rageot vient d’être édité au format papier Scarlett et Novak, une nouvelle en fait publiée une première fois en 2014 sur le site 01net.com sous le titre Novak et son Ai-Phone. Présentée sur la couverture comme « Un thriller qui déjoue la fascination du smartphone », cette nouvelle, destinée à la jeunesse et donc à la mise en garde de celle-ci par rapport aux méfaits de cet engin, est d’une maladresse insigne, elle fonce juste dans le laid, c’est-à-dire dans ce qu’un réel inféodé à la machine a de pire ou de potentiellement pire, sans apporter le souffle vivace qui enthousiasme dans les autres récits de Damasio. Certes, la fin peut être interprétée comme une forme de retour désiré et désirant au réel et au beau, mais celui-ci est bien pauvre, eu égard au manque relationnel qu’évoque la présence de l’AI « Scarlett » (référence transparente au film Her de Spike Jonze, sorti en 2013), présence dont est désormais privé Novak. Comme tout texte « engagé » à vertu « pédagogique », Scarlett et Novak ne dit au fond rien du tout qui incite à la réflexion, voire est moralisateur – d’accord, la morale, ça a un côté Grand Siècle, mais on peut laisser le lecteur penser par lui-même ? De surcroît, publier cette nouvelle en 2021 est un peu vain : c’est fait, tous les « Novak » adolescents du monde sont « fascinés » par leur smartphone, ils sont déjà dans le laid, et leur dire « c’est pas bien, faites attention » c’est leur chanter un petit air qui leur fera juste hausser les épaules. Par contre, nul doute que des enseignants, eux-mêmes plongés dans l’addiction au smartphone (tout en la niant pour eux, bien sûr) mais en mal de choix de lecture modernes, vont faire acheter et lire cette très brève nouvelle à leurs élèves, afin de lancer des « débats » en classe – voire inciter à l’écriture de poèmes un rien slammés à l’image de celui, peu digne de la plume de Damasio, qui sert d’exorde à Scarlett et Novak. Un petit livre un rien paresseux, où manque la transcendance qui excite tant à la lecture des autres récits de Damasio.

Cette transcendance est déjà à l’œuvre dans La Zone du dehors, le roman le plus purement « science-fiction » de Damasio, c’est-à-dire celui qui répond le plus à certaines attentes : un passé un rien éloigné (2084), un cadre extra-terrestre (un astéroïde gravitant autour de Saturne, abritant une des colonies humaines du système solaire, la Terre ayant été majoritairement rendue inhabitable par une sale guerre chimique – une Quatrième Guerre mondiale, dont seule l’Afrique, recolonisée, est sortie plus ou moins indemne), des possibilités technologiques relativement éloignées de celles de l’année de première publication (1999), le cocktail est bon. Il restait juste à lui adjoindre une grande lampée philosophique, ce dont Damasio ne s’est pas privé, puisque le personnage principal de ce roman, Captp, est… professeur de philosophie – sous haute influence de Nietzsche, Guattari, Deleuze et Foucault, qui informent tant sa pensée que son action. C’est d’ailleurs le seul défaut de ce premier roman, celui d’un jeune trentenaire qui s’était isolé pour mettre en un récit puissant tous ses ressentis par rapport à la modernité : il est un rien bavard, et certains dialogues, bien que rythmés et équilibrés, ressemblent à une dissertation sur le pouvoir, la liberté, l’exercice de celle-ci, le désir de vivre en dehors d’une société démocratique craignant le chaos au point d’interdire le vivant et son indispensable corollaire qu’est la mort, démocratie qui est en fait une dictature molle, molle à l’image de ces poufs dans lesquels on s’assied au risque de se voir engloutir par leur confort qui en fait est une prison empêchant le corps de bouger.

Car là est le sujet véritable de La Zone du dehors : en 2084 (date un rien transparente, voire sursignifiante – date dont se servira Boualem Sansal en 2015 pour un roman ayant un propos similaire à certains égards, celui d’une nécessaire insurrection contre un totalitarisme mortifère voire nécrophile), l’ultra-démocratie est de mise sur Cerclon I, avec un classement des citoyens établi selon le « Clastre ». Ces citoyens s’entre-notent, chacun vivant donc sous le regard d’autrui (mais non dans le regard de l’Autre, nuance) tous les deux ans, avec pour objectif, plutôt que d’être mieux classé, d’éviter le déclassement – chacun se voyant attribuer un nom à cinq, quatre, trois, deux ou une lettre (ça, c’est pour les ministres), chacun devenant donc ce code imprononçable, chacun se réduisant au signe extérieur et à sa fonction, chacun n’existant donc plus en tant que personne. En cela, Damasio préfigure la société de l’entre-notation, celle des réseaux sociaux, celle de la Chine actuelle (qui n’est socialiste qu’en apparence, puisque y règne le plus totalitaire des ultra-libéralismes), celle de nos sociétés émergentes – la question n’est plus, par exemple, es-tu un bon prof ? elle est devenue : es-tu bien noté par tes élèves, ta direction, ta hiérarchie ? es-tu capable de te conformer à un modèle social « bienveillant » qui n’est que la dictature du soupir – celle du sourire apparent, pas celle du pire, celle de la résignation soupirante.

Contre cette société ultra-clivante s’élève la Volte, un mouvement qui aime à aller dans le Dehors non terraformé voire chaotique, c’est-à-dire loin du confort abrutissant de Cerclon, loin de ses barrières sociales infranchissables, loin de sa télévision omniprésente, loin de ses « incitateurs » placeurs de produits, loin de sa surveillance de chaque instant (bien sûr destinée au bien-être de chacun), loin des sondages dont les chiffres préétablis sont destinés à provoquer dans la population un désir de conformité à la norme, loin d’une vie tellement organisée qu’elle en est devenue un autre nom de la mort. À la tête de la volte, un « Bosquet », et surtout Captp – que l’on voit tomber amoureux dans le premier chapitre de La Zone du dehors, comme si l’amour était la seule concrétisation existentielle possible des désirs de liberté politique – ce qu’il est, quiconque en doute est déjà spirituellement mort, là, maintenant. Ou n’a au fond jamais été vivant. La Volte, donc, comme mouvement insurrectionnel à plusieurs voix et voies, qui cherche à faire entendre son propos, au risque du terrorisme, au risque de se faire récupérer par la négative. Puis la Volte qui devient VireVolte, qui devient énergie brute, vivante, et finit par établir la possibilité de vivre dans le « Dehors », quitte à secouer Cerclon I. Quitte aussi à enfin apercevoir des « Tigres Pourpres » sur cet astéroïde saturnien, des bêtes merveilleuses qui sont peut-être tout simplement l’image de nos désirs, dans toute leur liberté, leur vif.

Ce vif, notion quasi mystique et pourtant terriblement humain (une humanité peut-elle exister sans mysticisme, sans spiritualité, d’ailleurs ?) est au cœur de La Horde du Contrevent, extraordinaire roman d’aventure – humaine, l’aventure, au bout du monde et au bout de soi. C’est ici, dans ce roman primé du Grand prix de l’Imaginaire en 2006, que Damasio cristallise son besoin, déjà présent dans La Zone du dehors, d’une polyphonie racontante qui est aussi multiplication des voix : chacun des vingt-trois « hordiers » prend ainsi la parole, signalé par un signe graphique qui renvoie à qui il est (l’Ω de Golgoth, le « traceur », c’est ainsi son obsession pour le bout de la Terre à atteindre ; le ¿’ de Caracole, c’est sa souplesse mentale et verbale, son côté venteux – un signet bienvenu comporte une liste des vingt-trois « hordiers » chacun associé à son glyphe et à sa fonction dans la Horde), raconte selon son point de vue et surtout selon son histoire, selon ce qu’il porte en lui ou en elle, selon l’histoire qu’il a à raconter avant de se transformer en or, pour citer une belle chanson de Leonard Cohen, A Bunch of lonesome heroes, dont le titre résonne étrangement à la lecture de La Horde du Contrevent, qui parle un peu aussi d’une « bande de héros solitaires ». Cet or chanté par Cohen, une sorte d’expression pure de soi, ce pourrait être le « vif » que porte chacun en soi dans l’univers créé par Damasio.

 

Cet univers, est-il de science-fiction, est-il de fantasy ? Si l’on considère des créatures, de chair ou de vent, tels que les gorces, les chevents ou les chrones, ou certains pouvoirs qualifiables de « magiques », mais fruits d’un apprentissage, qu’ont les « hordiers », et encore plus la notion de « vif », on peut ranger La Horde dans la fantasy ; si l’on considère certains possibles technologiques, certaines sciences, dans un monde où le vent est la seule source d’énergie qui soit, ce serait plutôt de la science-fiction. À ceci près que ce roman échappe à la catégorisation. Au mieux, il fait penser à, aussi étrange que cela puisse paraître concernant Damasio, auteur réédité chez Folio SF, certains récits de voyage médiévaux, dans lesquels l’expérience humaine est indissociable d’un merveilleux difficile à démêler du réel ; l’auteur a-t-il voulu créer un mensonge, ou une autre forme de vérité ? Dieu nous en préserve, la psychologie n’avait alors pas encore été inventée, époque bénie, et nous ignorons tout des intentions des auteurs médiévaux ; et, comme indiqué dans la chronique relative aux Furtifs, Damasio semble parfois avoir un rapport poétique à la langue, à la puissance immanente des mots, d’avant Ferdinand de Saussure – mais qu’ont su préserver les plus grands poètes, de Rimbaud à René Char, de Lautréamont à Paul Éluard ; de là à dire que ses histoires sont avant tout à lire comme des s

ymboles, il n’y a qu’un pas – ou un souffle de vent.

Ce vent, c’est celui que contre la trente-quatrième Horde depuis trente ans, partie adolescente d’Aberlaas (sauf Coriolis, la cadette, qui a rejoint la Horde en cours de route peut-être parce qu’elle désirait de l’inconnu) en direction de l’Extrême-Amont, quête d’un bout du monde durant depuis huit siècles. Ce vent prend des formes terribles, ce vent peut même tuer, et il faut former le Fer, et le Pack, jusqu’aux crocs, selon des formations préétablies, apprises, qui permettent de contrer le vent tout en assurant la survie de tous par une solidarité quasi animale. Ce vent, il en devient un personnage central de La Horde du Contrevent, avec ses différentes formes, dont la neuvième et ultime est la plus terrible, celle qui renvoie chacun à son propre nœud, à son propre vif, au sens de sa propre vie. C’est toute l’aventure racontée par Damasio, une aventure au fond profondéme

nt existentielle, avec une maîtrise et une fluidité parfois absentes de La Zone du dehors, les dialogues étant ici confondants de naturel, quasi aériens – et pourtant parfois porteurs d’un sens qui incite le lecteur à interrompre sa lecture, à laisser traîner son regard dans le vague, le vide, le vent, pour tenter de saisir à quel degré de son âme les mots tout juste lus sont descendus, se sont installés, ont germé.

 

Un bel exemple, parmi de nombreux autres, se trouve dans la conversation entre Caracole et Lerdoan, un Fréole (un peuple nomade qui se déplace grâce à des machines propulsées par le vent), tandis que Erg, le combattant-protecteur de la Horde, se bat à mort contre Silène, un Poursuiveur chargé de détruire la Horde : « Il y aurait comme trois dimensions de la vitesse, qui sont aussi celles de la vie. Ou du vent. La première est banale : elle consiste à considérer comme rapide ce qui se déplace vite. Cette vitesse-là est celle des véhicules, des jets d’hélice, d’un slamin

o. Elle est quantitative, relative à des coordonnées dans l’espace et le temps, elle opère dans un univers supposé continu. Appelons-la, cette vitesse relative, rapidité. La seconde dimension de la vitesse, c’est le mouvement, tel qu’il se déploie chez un maître foudre de la trempe d’un Silène justement. Le mouvement – ou le  comme ils disent eux – est cette aptitude immédiate, cette disposition foncière à la rupture : rupture d’état, de stratégie, rupture du geste, décalage. Elle est indissociable d’une mobilité intime extrême, de variations incessantes dans la conscience du combattant, du troubadour, du penseur. Exprimé sur le plan éolien, le mouvement, ce serait la bourrasque. À savoir : non plus la quantité d’air écoulée par unité de temps, la vitesse moyenne, mais ce qui distord le flux : aussi bien l’accélération que la turbulence – ce qui le fait qualitativement changer –, l’inflexion. Entre un slamino et une stèche par exemple, il n’y a pas de différence de vitesse, mais une vraie différence de mouvement. Sur le plan vital enfin, le mouvement, ce serait la capacité, toujours renouvelée, de devenir autre – cet autre nom de la liberté en acte, sans doute aussi du courage ». Où en est chacun par rapport à la vitesse, à ses dimensions ?

 

Il serait aussi possible de citer en long et en large les conversations tenues sur le « vif » dans l’ultime chapitre de ce roman, ou celles relatives au pouvoir tandis que la Horde séjourne à Alticcio (c’est le seul moment où Damasio donne une dimension politique évidente à ce roman, opposant les « Tourangeaux » aux « racleurs » dans une claire dichotomie sociale à la vertigineuse verticalité) – mais il faudrait alors citer quasi tout le roman, et souligner ceci encore et toujours : la puissance de Damasio, ce que son écriture a d’unique, réside dans sa capacité à faire donner de la voix à ses personnages, et donc à les faire entendre, quasi vibratoirement par le lecteur. Car oui, lire un roman de Damasio a quelque chose de physique, génère une forme de tension, d’exultation – qui est sans aucun rapport avec celle procurée par un quelconque « page-turner ». D’ailleurs, ce rapport physique à la lecture, il est le corollaire d’une notion, d’ordre bien plus politique et philosophique qu’il y paraît, déjà présente dans La Zone du dehors et ici en fait au cœur de la narration : pourquoi l’Hordre d’Aberlaas persiste-t-il à envoyer depuis huit siècles des Hordes pour tenter d’atteindre l’Extrême-Amont, alors que les Fréoles pourraient tenter de le faire avec leurs véhicules ? Parce qu’il importe, pour saisir les différentes formes du vent, d’en faire l’expérience physique, sur sa peau, dans son corps. On pourrait dire dans son coeurps, tant cette expérience est aussi de l’âme (du vif, donc ? – non, Oroshi Melicerte l’aéromaître ne serait pas d’accord, le vif n’est pas l’âme, il est à la fois plus simple et plus complexe), d’autant qu’il est

aussi question d’amour dans La Horde du Contrevent – roman à relire, si l’on fait partie des quasi deux cent mille acheteurs à ce jour, à lire si l’on a pu croire qu’un roman siglé « SF » était à snober – alors qu’il flotte, tel un cerf-volant, libre de toute contrainte, de toute catégorie, à des lieues au-dessus d’une production « littéraire » à balayer d’un… coup de vent.

 

Après ce roman, a été publié Aucun souvenir assez solide, recueil de huit nouvelles publiées essentiellement en revues entre 2001 et 2012, plus deux inédites, suivies d’une postface intitulée Portrait de Damasio en aérophone, signée Systar. Ces nouvelles, au contraire de Scarlett et Novak, présentent un contenu narratif puissant, développé a-t-on envie d’écrire, avec la caractéristique rencontrée dans La Zone du dehors et Les Furtifs : si elles sont bel et bien le reflet d’angoisses actuelles, liées à la privatisation outrancière (Les Hauts®-Parleurs®, les mots devenus propriétés de quelques multinationales, et donc un langage à réinventer pour enrichir à nouveau le monde par la pensée et pouvoir le dire) et au devenir-machine de l’homme (en particulier C@PTCH@, et cette vérité ultime : « la technologie n’a jamais été qu’une substitution à nos corps limités, qu’une projection de nos désirs de puissance, qu’une façon géniale d’externaliser nos pulsions dans les machines afin de nous rendre omnipotents face au réel », liée à la « magie enfantine d’obtenir ce qu’on désire sans délai, le plaisir d’expérimenter de nouvelles modalités d’être, de toucher à la production de soi, de se réinventer autre, de re-naître par le virtuel. Un certain transhumanisme »), si elles montrent l’humain qui se délite, par paresse majoritaire, par désir de l’irresponsable confort d’être le locataire de sa propre vie, elles se concluent majoritairement sur un retour à la Vie-bration du corps matérialisé (Le Bruit des bagues).

 

Il serait plaisant mais quelque peu anachronique voire vain de relever ce qui dans chacune de ces dix nouvelles va trouver son aboutissement dans Les Furtifs, quelles idées sont ici en germination (la céramification des furtifs trouvent ainsi son origine dans Les Hybres), là à peine semées – quelles aussi s’avéreront pousser dans une autre direction. On peut aussi les considérer comme de petites pelotes narratives nerveuses, des condensés qui ne demandent qu’à se déployer dans l’esprit du lecteur – à nouveau saisi par la justesse de certaines phrases, de certaines expressions, de certains constats (l’enfance en cocon technologique racontée dans Annah à travers la Harpe). Mais, car il y a un mais, malheureusement, certaines de ces nouvelles présentent un aspect stylistique agaçant : écrivant pour un public plus ciblé et habitué à une écriture  (les lecteurs de Galaxies, de Chimères ou « des œuvres singulières, parfois inclassables » publiées et présentées comme telles sur le site de La Volte, maison d’édition dont Damasio est proche), l’auteur se laisse aller à une expérimentation parfois ardue, difficile à suivre, voire empêchant le plaisir de l’histoire (on peine ainsi à s’intéresser à Sam va mieuxUne stupéfiante salve d’escarbilles peut désarçonner et So phare away, bien que réédité en sus dans une collection à petit prix, donc à destination des lycéens on suppose, a un aspect elliptique qui pourrait décontenancer) ; ici, l’écriture, et cela est compréhensible, est un enjeu parfois supérieur à la narration. Et d’un autre côté, l’écriture en tant que phénomène est le sujet sublime d’une nouvelle incandescente, El Levir et le livre.

 

Ces nouvelles, léger paradoxe, seraient donc à conseiller non pas à qui voudrait découvrir Damasio, mais plutôt à qui désire explorer l’imaginaire et l’écriture de l’auteur au-delà de ses trois romans : un coup d’essai fulgurant mais un rien bavard (il fallait que Deleuze, Guattari, Foucault, Nietzsche sortent en bloc, au service d’une belle histoire de « volution », La Zone du Dehors ; un chef-d’œuvre qui est hommage à l’ultime album de Noir Désir, puisqu’à sa lecture on se dit que le vent nous portera et qu’il se pourrait que reste au final un bouquet de nerfs, d’une écriture qui invente le vent tout en en proposant toutes les variantes, toutes les puissances, La Horde du Contrevent ; une histoire d’amour de la Vie dans ce qu’elle a de plus puissant et vibratoire, sur fond de société nécrophile (pour citer Erich Fromm) à revivifier en devenant des… Furtifs. Cela fait assez pour qu’on ne pense jamais à Damasio comme à un « souvenir lointain », en espérant que son prochain roman, étant donné son rythme d’écriture (compréhensible au vu de la précision affolante de ses romans, tant l’histoire que le jeu stylistique), paraisse avant 2030. Avant une autre époque, donc, dont il est déjà question dans ses romans et nouvelles.

 

Didier Smal


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A propos du rédacteur

Didier Smal

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Didier Smal, né le même jour que Billie Holiday, cinquante-huit ans plus tard. Professeur de français par mégarde, transmetteur de jouissances littéraires, et existentielles, par choix. Journaliste musical dans une autre vie, papa de trois enfants, persuadé que Le Rendez-vous des héros n'est pas une fiction, parce qu'autrement la littérature, le mot, le verbe n'aurait aucun sens. Un dernier détail : porte tatoués sur l'avant-bras droit les deux premiers mots de L'Iiade.