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Ad libitum (2/3) (par Isabelle Morino)

Ecrit par Isabelle Morino 31.08.21 dans La Une CED, Ecriture, Ecrits suivis

Ad libitum (2/3) (par Isabelle Morino)

 

Les jours suivants, rien ne changea. Je restai cet être invisible aux yeux des femmes de la rue, du supermarché, du bureau. Mais un concours de circonstances m’amena à remplacer le meneur de cadence d’un groupe des femmes du club et c’est ainsi que je rencontrai Nina. Très vite, elle sembla enchantée d’être écoutée, conseillée, encouragée par mes soins. J’avais l’impression d’avoir du charme et de la présence à ses côtés. Je la faisais rire aux entraînements, elle gérait son souffle de mieux en mieux dans l’effort, pouvait parler, me raconter sa semaine, ses projets. En automne, sa rupture amoureuse me livra à l’hypocrisie la plus crue : plaindre en exultant intérieurement. Plus tard, elle m’invita au troquet du coin, en rando, au théâtre, et même un jour jusqu’au point renversant de sa cambrure, dans une étreinte intense qui se répèterait. Je n’avais jamais été aussi heureux. Posséder son corps, habiter sa chair et sa vie, rien ne pouvait surpasser l’intensité de ce désir assouvi. Je comprenais aussi que la lampe avait rempli sa promesse. Je remerciais André secrètement et concentrais mon énergie à aimer Nina, combler Nina, m’emplir d’elle avec une force quasi sismique, conscient de la faveur extraordinaire dont je jouissais. Ce stock de joie nous accompagnait dans nos progrès sportifs. Nous pouvions envisager ensemble nous frotter aux compétitions du printemps.

Le marathon de Paris approchait et les groupes étaient solidement ancrés à l’objectif comme des soldats en mission. Les fractionnés se multipliaient, les régimes alimentaires s’uniformisaient. Les calculs de VMA en rassuraient certains, pas tous. Pour beaucoup, l’essentiel était d’être un finisher. Le chrono n’importait pas. Nina était de ceux-là pour sa première participation.

Je ne pouvais pas courir près d’elle car j’étais dans le SAS de 3h30 qui partait bien avant le sien mais j’avais calculé où la retrouver ensuite, me faire conduire par ma sœur jusqu’au boulevard Suchet, m’installer au kilomètre 33, me glisser parmi les badauds pour lui envoyer mes encouragements sur le tronçon le plus dur, le fameux mur des 30 kms.

Le jour de l’épreuve, j’étais comblé : j’avais tenu la cadence du lièvre, couru un moment avec les collègues du club, décroché des plus rapides certes mais fini tout de même avec 4 minutes d’avance sur mon score précédent. Les ailes de l’amour me poussaient de l’avant.

Sur le boulevard Suchet, une heure trente plus tard, j’étais au poste, prêt à brandir les 2 pancartes élaborées par mes soins : des « Bravos !!! » sur l’une et un « Viens vivre avec moi !!! » sur l’autre. J’étais anxieux de franchir ce pas, impatient aussi de la voir arriver. Mais Nina tardait. Des participantes bien plus âgées de son SAS venaient de passer. Je m’inquiétais.

Un coup de fil m’apprit qu’au kilomètre 28, à l’autre bout de la ville, il avait fallu secourir Nina. Les pompiers s’occupaient d’elle. Elle était en détresse respiratoire.

Le temps que j’y arrive, conduit par ma sœur, Nina avait été confiée aux urgences de la Salpêtrière, où son cœur était sous défibrillateur. Mais il ne tint pas bon. Son cœur s’en était fichu de notre compte de jours heureux à venir. Il s’était arrêté en chemin.

La douleur et l’incompréhension d’abord. Je me repliai sur moi, ne voulais rien entendre de la part des médecins de l’hôpital, de ma sœur effondrée, puis je pensai à la lampe. Je me précipitai chez moi. Je devais formuler mon second vœu. Il fallait faire vite. Brancher la lampe, la débrancher, jouer avec l’interrupteur. Une fois le halo bleu sur le mur, énoncer clairement : Que Nina ne meure pas !

Ce que je fis, dans la plus grande fièvre, ne sachant pas comment ce vœu pouvait prendre forme.

 

Isabelle Morino

 

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A propos du rédacteur

Isabelle Morino

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Isabelle Morino est enseignante en anglais à la Faculté des Lettres de La Rochelle

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