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A propos de Las Meninas (Les Ménines), Ernesto Anaya Ottone, par Marie du Crest

Ecrit par Marie du Crest le 28.11.17 dans Chroniques régulières, La Une CED, Les Chroniques

A propos de Las Meninas (Les Ménines), Ernesto Anaya Ottone, par Marie du Crest

 

Las Meninas (Les Ménines), Ernesto Anaya Ottone, ediciones Paso de Gato, 2007 (le texte a été traduit en français par Adeline Isabel Mignot et sera prochainement publié en français)

 

« Le tableau des tableaux »

L’historien d’art, Daniel Arasse, écrivait à propos du plus célèbre des tableaux de Vélasquez que « le temps n’épuise pas Les Ménines mais il les enrichit ». L’œuvre de 1656 n’a en effet cessé de refaire peinture ; il suffit par exemple de penser à la série de Picasso en 1957 sur le sujet, et tant d’autres œuvres comme celles de Dali, Botero ou Watkin. Elle a été aussi matière philosophique dans Les Mots et les Choses de M. Foucault en 1966. Extraordinaire tableau dont le peintre nous regarde dans le hors-champ, dans « l’inverse » d’une scène de cour. On comprend dès lors que le dramaturge mexicain Ernesto Anaya en fasse un propos de théâtre ; le plateau avec ses cinq personnages se substituant en quelque sorte à la surface picturale, le contemplateur de la toile devenant un spectateur.

Anaya choisit ses personnages, éliminant certains de ceux du peintre comme l’homme de l’arrière plan, très lointain, le second et jeune nain, la gouvernante et Diego Ruiz de Azona du second plan, ainsi que le chien imposant du premier plan. La distribution se limite à Vélasquez, Maribarbola, la naine âgée, aux deux ménines ou suivantes et à l’Infante d’Espagne. La didascalie initiale précise d’ailleurs la position des ménines de la pièce de théâtre par rapport à leur place (à droite ou à gauche) sur le tableau quand on le voit face à nous.

La mise en scène espagnole de Ignacio Garcia avait mis en évidence, par le choix du décor, des costumes, des coiffures, un parti pris de reconstitution du tableau en « tableau vivant », justement, au point d’attribuer le rôle de Maribarbola à une comédienne naine.

Cependant le texte de la pièce invite à une lecture à la fois référentielle (la vie à la cour de Philippe IV et dans le royaume de l’époque), mais aussi à une lecture de l’écart, de l’ironie de biais qui accentue la dimension comique de jeu de massacre mis en œuvre comme si l’auteur revendiquait une entreprise littéralement iconoclaste. Les anachronismes sont nombreux : il est question de La Cerisaie ; Vélasquez fait des comptes à l’aide d’une calculatrice ; Borges, Lewis Carroll sont cités, ainsi que le jambon Serrano, le prix Nobel, et l’on célèbre la marijuana ! Au fond, tout est possible au cœur du pouvoir (monarchique et catholique) en pleine déréliction : la famille des Habsbourg n’est qu’un arbre généalogique de dégénérés, tous plus laids les uns que les autres, et la Sainte Inquisition, qu’un abominable appareil répressif s’en prenant aux juifs notamment. L’absolutisme « au cube », « les caprices d’un roi 100% pouvoir », comme le dit avec force et humour Maribarbola, est démasqué. Le peintre, au bout de sa vie ou presque, il a alors 57 ans, méprise la peinture, ne pensant qu’à obtenir le prestigieux titre de chevalier de l’ordre de Calatrava. Il sera attaché sur une chaise à la fin de la pièce, plongé dans la nuit, revenu de tout, malgré sa création :

Je me suis offert à cette cour et elle n’a rien donné en échange que de bêtes visages.

Ce sont en vérité les rôles féminins des Ménines, de l’Infante, de Maribarbola qui s’imposent dans l’ordre de la parole. Cette dernière commente un peu à la manière d’un coryphée les turpitudes du monde de la cour : elle prend la parole en premier (en allemand), dressant un très sombre tableau de l’Espagne du roi Philippe IV « au sommet avant la chute ». Les Ménines, elles, sont l’incarnation de la dérision chez les courtisans ; elles réagissent souvent de façon puérile. Elles sont à la fois complémentaires et adversaires. Anaya va même à la provocation : la première ménine « torture sexuellement » la seconde. Scène de bain dans le plus simple appareil. Les suivantes et leur maîtresse sortent de la rigueur, de la raideur de Palais, en vociférant : A l’Escurial ! L’Infante, elle, réclame à l’artiste un tableau jaune et bleu…

La théâtralité, en vérité, se joue dans l’adresse du personnage de Vélasquez aux spectateurs, à plusieurs reprises, parce que ces derniers sont eux aussi des visages, des regards comme les personnages de la pièce et/ou du tableau. Tout est affaire de miroir, de reflet dans l’Art :

Vélasquez peint le public et la lumière se rallume.

La pièce Las Meninas a été récompensée en 2006 par le Prix national Oscar Liera, prix accordé à des œuvres de théâtre en Espagne.

 

Marie Du Crest

 

Sylvie Mongin-Algan contribue depuis 2011 à la découverte du théâtre contemporain mexicain en France. Elle proposera au printemps 2018 une mise en scène de la pièce d’Anaya, à Lyon au NTH 8, en version bilingue.

 

Ernesto Anaya Ottone est né en 1968 à Valparaiso au Chili et s’est installé au Mexique en 1995. Avocat de formation, il écrit pour le théâtre, le cinéma et a mis en scène deux de ses pièces : Croll et Mural de la Conquista. Il travaille également sur des projets en milieu carcéral. Pas de textes traduits actuellement et édités en français.

 

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A propos du rédacteur

Marie du Crest

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Rédactrice

Théâtre

Marie Du Crest  Agrégée de lettres modernes et diplômée  en Philosophie. A publié dans les revues Infusion et Dissonances des textes de poésie en prose. Un de ses récits a été retenu chez un éditeur belge. Chroniqueuse littéraire ( romans) pour le magazine culturel  Zibeline dans lé région sud. Aime lire, voir le Théâtre contemporain et en parler pour La Cause Littéraire.