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A propos de "L'Esprit du Judaïsme" de Bernard-Henri Lévy, par Léon-Marc Levy

Ecrit par Léon-Marc Levy le 03.03.16 dans Chroniques régulières, La Une CED, Les Chroniques

A propos de

 

Bernard-Henri Lévy est en fin de compte peu philosophe. Ce qui n’enlève rien à la valeur de l’homme, ni à ses œuvres, ni même à… son agrégation de philosophie. Ses modes de pensée, ses interventions médiatiques, son implication sur le théâtre de quelques tragédies mondiales, font de lui – et encore une fois cela est un grand mérite – un témoin, un journaliste, un écrivain, un militant. Jamais un philosophe. En fait le débat philosophique visiblement l’ennuie. Le dernier exemple en date est la manière dont il exclut de ce livre le grand Spinoza – qui pourtant est central dans la construction de la figure du Juif d’Europe. Nous y reviendrons mais, Spinoza sort de son champ de pensée parce qu’il est « trop » philosophe : il néglige la synagogue (la « communauté ») pour ne s’intéresser qu’à la quête de la vérité de Dieu – sa liberté. Or BHL, comme l’homme de conviction qu’il est, mène combat contre ce qu’il appelle « le nouvel antisémitisme », et doit, par conséquent, plonger son propos dans la réalité culturelle et cultuelle de la communauté juive de France. Dans la synagogue, quand Spinoza est (par lui-même et contre lui-même) hors la synagogue. Spinoza se situe « sub species aeternitatis ». BHL regarde « Hic et Nunc ». Spinoza est un philosophe. BHL un homme de pensée tendu vers l’action immédiate. Il est donc un peu tout (et souvent de façon valeureuse) sauf philosophe.

Pour autant, son livre est riche en éléments importants pour penser la judéité moderne et son pendant « naturel », le nouvel antisémitisme. Ainsi, BHL a le courage de s’atteler à une question souvent délaissée par les penseurs juifs de nos jours, parce que fort embarrassante : la place d’Israël dans l’identité de tout Juif d’aujourd’hui.

C’est d’ailleurs, il faut le dire, la partie la plus forte de ce livre. Au Juif honteux a succédé, c’est incontestable depuis le début des années cinquante, ce que BHL appelle « le Juif d’affirmation », thèse déjà exposée une première fois dans un livre récent (1). Et, dans cette affirmation de soi, dans cet orgueil retrouvé après l’effroyable affront symbolique que représentait aussi – s’ajoutant à l’horreur du crime – la tentative d’extermination de la Shoah, la naissance et l’existence de l’état d’Israël joue évidemment un rôle déterminant. Il est indéniable que si le Juif d’aujourd’hui a relevé enfin la tête face à la haine millénaire et parée d’atours nouveaux, c’est par le miracle d’Israël – quoi que l’on pense de cet état et de ses choix politiques. BHL, et votre chroniqueur du jour, sont nés à 30 kilomètres de distance l’un de l’autre, en même temps que naissait l’état d’Israël. Et cette émergence d’une nation avec la génération post-Shoah a marqué l’avènement de Juifs nouveaux, l’avènement de ces Juifs qui ne craignent plus de l’être. Cette partie du livre donne par ailleurs des passages d’une vraie beauté littéraire (2).

Autre moment fort de ce livre, la déconstruction du nouveau discours antisémite, paré des oripeaux de l’antisionisme. Le seul ralliement de la pire racaille nazillonne (Soral, Ayoub, Mbala Bala et consorts) à cet habillement nouveau et présentable de la haine du Juif pourrait suffire à en démontrer la fonction. BHL affronte audacieusement la question centrale : comment (tenter) de désamorcer cette haine qui semble éternelle ? Hors ses « mauvais jours » dit-il, il reprend courage et nous invite à aller au front. Les antisémites viscéraux mis à part (ils sont incurables, autant les mépriser), parlons à ceux et celles qui, sans être antisémites, se posent des questions sur le statut de la Shoah dans l’être-juif aujourd’hui. N’y a-t-il pas un trust de la douleur, de la mémoire, du martyre chez les Juifs ? Ne s’en servent-ils pas comme bouclier, comme absolution, comme réponse définitive à toute critique ? Il faut répondre, montrer que de tous les génocides, la Shoah est unique, parce qu’elle se voulait « sans reste », « sans recours », « sans traces ». Il faut répondre aussi qu’il ne s’agit nullement pour celui qui dit cela d’entrer dans une sorte de « Concurrence victimaire » mais de spécifier l’unicité de la Shoah afin d’en extraire les racines, celles qui s’en approchent à chaque génocide commis dans le monde et auquel la Shoah sert d’avertisseur.

Viennent alors les maillons faibles de la « démonstration », essentiellement ceux qui tiennent à l’illustration du « génie du judaïsme ».

Sous la plume d’un homme de talent qui se réclame – au moins en titre – de la philosophie, cette absence de Spinoza fait tache. Une tache énorme, qui couvre hélas une partie non négligeable du propos. BHL réitère en quelque sorte ce dont Baruch Spinoza fut l’objet en son temps, de la part d’une synagogue communautaire qui prononça son exclusion. Kherem et Chamata qui plus est – Excommunication ET interdiction à vie de retour ! Et BHL d’enfourcher la monture de cette malédiction contre le philosophe juif le plus important sans doute de l’histoire de la philosophie, en entérinant l’idée que Spinoza étant contre l’idée juive de Dieu, il n’est donc plus digne de représenter le Génie du Judaïsme ! « On passera sur Spinoza », va jusqu’à oser écrire BHL ! Plus encore : Interrogé à la télévision par une animatrice (3), il répond en assumant : « Oui, mais Spinoza s’est mis hors de la communauté en niant des notions fondamentales du judaïsme ». Et alors BHL ? Les mécréants juifs ne sont plus juifs ? C’est pourtant tout le contraire que vous affirmez tout au long de votre livre !

Et cette faute – car c’en est une et de taille – vient dans ce livre d’une autre faute, plus vaste, plus structurelle : BHL confond judaïsme et judéité. Plus exactement, il fait fi de ce distinguo essentiel dans l’histoire du judaïsme, passant allègrement de l’un à l’autre sans en préciser l’essence. Ainsi La Bible, le Talmud, les exégètes et maîtres tel Rachi – appartenant au judaïsme – sont-ils cités indistinctement de Proust (!), Albert Cohen, Theodor Herzl ou encore Pierre Goldman – qui eux, clairement, illustrent la judéité, loin de toute appartenance religieuse et/ou communautaire. Cette absence de distinction claire entre les deux notions conduit presque toutes les volontés de « démonstrations » à une confusion conceptuelle et discursive très dommageable au propos.

Et le deuxième trou, la deuxième béance de ce livre, s’ouvre à nous alors dans sa splendeur vertigineuse : quand on mène une réflexion qui veut illustrer le « génie du judaïsme » (décidément je préfère ce premier titre à celui, faible, retenu), on peut imaginer que le lecteur attende légitimement un beau développement sur ce qui fut – nul au monde ne le conteste – le sommet de la culture et du génie juif en occident, de son rayonnement universel, l’étincelante Vienne des XIXème/XXème siècles, avec ses écrivains juifs, ses philosophes juifs, ses musiciens juifs, ses artistes juifs. Un véritable geyser de talents, d’érudition, de créativité avec, en son centre, la figure inouïe de Sigmund Freud. Eh bien, Bernard-Henri Levy s’en permet, sans sourciller, l’économie. Pas une économie relative, non, une économie totale, absolue presqu’effrayante ! Comme pour le « Kherem » de Spinoza, il exclut Freud (dont le nom n’est pas prononcé une seule fois dans tout le livre !) – qui, de tous les penseurs juifs, est sans conteste celui dont l’œuvre a eu le plus grand retentissement universel. Comment peut-on s’en priver, le barrer, sans appauvrir irrémédiablement un propos qui se veut une apologie du rayonnement de la pensée juive sur le monde ? Qu’arrive-t-il à BHL quand il commet cette faute ? Pourquoi se prive-t-il ainsi d’une source d’une richesse infinie pour nourrir son propos ? Cette question restera pour moi, lecteur, la plus grande énigme – et le plus grand regret – de ce livre.

Plutôt que de convoquer – à coups de forçages souvent pathétiques – des figures approximatives pour prouver l’importance du « judaïsme » dans l’universel, BHL eût tant mieux fait de se servir là où l’évidence était ! On les voit bien, on les voit trop ses « forçages ». Il va jusqu’à inviter Chrétien de Troyes pour illustrer sa « démonstration » ! Chrétien de Troyes qui, parce qu’il s’appelle « De Troyes » et qui, par cette appellation par noms de villes fort usitée chez les Juifs, se retrouve baptisé Juif ! Encore une fois, comment peut-on à la fois « convertir » des personnages dont on sait peu de choses et exclure ceux dont on sait tout, et qui mieux que tous illustrent la Gloire de Juifs en Europe ?

Et l’on peut en dire autant des Juifs de l’Âge d’or espagnol, les ministres, les médecins, les financiers, les poètes, ceux qui sont en large part les architectes fondateurs de la grandeur espagnole. Les Samuel Levi (et pourtant le nom !), les Juda Halévi (le nom encore !), les Maïmonide, Salomon Ben Adret ou Isaac Abravanel. Bernard-Henri Lévy, le pourtant séfarade probablement issu d’Espagne, « oublie » cet autre âge d’or, plus ancien, des Juifs d’Europe.

Il me reste de la lecture de ce livre, un immense sentiment de frustration. J’espérais, avec un a priori presque acquis à l’entreprise de BHL, un (sinon le) grand livre sur le génie du judaïsme en Occident. Approximations conceptuelles, exclusions impardonnables, « oublis » inexplicables, forçages tirés par les cheveux jusqu’à la calvitie, font hélas de cet essai un échec, probablement dû à un travail trop hâtif, à des raccourcis ravageurs, à un manque cruel de références – il n’y a pas une seule note de bas de page dans le livre entier ! – enfin bref, à l’absence d’exigence et de rigueur de son auteur.

On ne retiendra, à l’actif de BHL – et ce n’est pas rien – qu’un acte militant : la première partie de ce livre rappelle utilement la nécessité de combattre pied à pied, argument par argument, les nouvelles formes de l’antisémitisme.

 

Léon-Marc Levy

 

(1) Pièces d’identité (Grasset 2010)

(2) « Si devaient revenir les âges sombres, vraiment sombres, ceux qu’a en tête Levinas dans le texte de Noms Propres déjà cité sur la chute des maisons juives mises à sac par la populace nazie, si la prétendue “question juive” venait à être à nouveau posée avec des réponses neuves mais toujours aussi terrifiantes, alors il y aurait, pour les Juifs en danger et sans défense, non pas une “solution”, mais une issue – et cette issue qui leur fit si cruellement défaut au temps de la déferlante hitlérienne, ce serait ce lieu qu’est Israël et qui, même vulnérable, même menacé, même voyant passer en son sein la première ligne de la persécution, fournirait un providentiel point de repli ».

(3) Léa Salamé à « On n’est pas couché » samedi 13 février 2016

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Léon-Marc Levy

 

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Directeur du Magazine

Agrégé de Lettres Modernes

Maître en philosophie

Auteur de "USA 1" aux éditions de Londres

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Genres : romans, nouvelles, essais

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