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A propos de André Malraux, La Condition humaine et autres écrits en la Pléiade, par Matthieu Gosztola

Ecrit par Matthieu Gosztola le 23.06.17 dans La Une CED, Les Chroniques

A propos de André Malraux, La Condition humaine et autres écrits en la Pléiade, par Matthieu Gosztola

 

André Malraux, La Condition humaine et autres écrits, édition de Michel Autrand, Philippe Delpuech, Jean-Michel Glicksohn, Marius-François Guyard, Moncef Khémiri, Christiane Moatti et François de Saint-Cheron, préface d’Henri Godard, Gallimard, collection Bibliothèque de la Pléiade, 2016, 1184 pages, 62,50 €

 

Dans Les Voix du silence, André Malraux a couché la plus belle définition qui soit de l’humanisme :

« L’humanisme, ce n’est pas dire : “ce que j’ai fait, aucun animal ne l’aurait fait”, c’est dire : “Nous avons refusé ce que voulait en nous la bête, et nous voulons retrouver l’homme partout où nous avons trouvé ce qui l’écrase”. Sans doute, pour un croyant, ce long dialogue des métamorphoses et des résurrections s’unit-il en une voix divine, car l’homme ne devient homme que dans la poursuite de sa part la plus haute ; mais il est beau que l’animal qui sait qu’il doit mourir arrache à l’ironie des nébuleuses le chant des constellations, et qu’il le lance au hasard des siècles, auxquels il imposera des paroles inconnues.

Dans le soir où dessine encore Rembrandt, toutes les Ombres illustres, et celles des dessinateurs des cavernes, suivent du regard la main hésitante qui prépare leur nouvelle survie ou leur nouveau sommeil… Et cette main, dont les millénaires accompagnent le tremblement dans le crépuscule, tremble d’une des formes les plus secrètes, et les plus hautes, de la force et de l’honneur d’être homme ».

« Et cette main », écrit Malraux. Il est bon de s’arrêter sur ces quelques mots. Tant, à eux seuls, ils portent, dans leur creux chaud, l’humanisme tout entier (comment d’ailleurs ne pas entendre, avant tout, main dans humain ?).

Non pas seulement parce qu’ils sont le prélude d’une action, possiblement sans fin (action de résistance, plus qu’acte d’assentiment).

Mais également – et surtout – parce qu’ils sont les premières flammes d’un contact humain. Lequel ira – il n’est que de relire les récits de Malraux – jusqu’à déchirer, grâce à des lueurs qui sont des lames nues, le voile d’obscurité qui pèse sur les êtres, leurs relations, sur le monde, sa forme, et l’informe par quoi, le plus souvent, on parvient, à contrecœur, à le nommer, faute de mieux, « monde ».

Contact avec soi-même, d’abord (nécessaire premier feu).

« Les mots étaient creux, absurdes, trop faibles pour exprimer ce que Tchen voulait d’eux.

– Pas une religion. Le sens de la vie. La…

Il faisait de la main le geste convulsif de pétrir, et sa pensée semblait haleter comme une respiration.

– … La possession complète de soi-même.

Et, pétrissant toujours :

– Serré, serré, comme cette main serre l’autre (il la serrait de toute sa force) […] »

(La Condition humaine)

Puis contact avec les autres (cette envolée pour retrouver une assise dans la terre, et toucher du doigt ses racines).

« Couché sur le côté, il brisa le cyanure en deux. Les gardes masquaient la lumière, qui les entourait d’une auréole trouble ; mais n’allaient-ils pas bouger ? Impossible de voir quoi que ce fût ; ce don de plus que sa vie, Katow le faisait à cette main chaude qui reposait sur lui, pas même à des corps, pas même à des voix. Elle se crispa comme un animal, se sépara de lui aussitôt. Il attendit, tout le corps tendu. […] Katow, sans rien voir, sentait près de lui la masse de deux corps. Il cherchait […], s’efforçant de vaincre sa nervosité, de poser sa main à plat, de dix centimètres en dix centimètres, partout où il pouvait atteindre. Leurs mains frôlaient la sienne. Et tout à coup une des deux la prit, la serra, la conserva.

– Même si nous ne trouvons rien…, dit une des voix. Katow, lui aussi, serrait la main, à la limite des larmes, pris par cette pauvre fraternité sans visage, presque sans vraie voix (tous les chuchotements se ressemblent) qui lui était donnée dans cette obscurité […] » (Ibid).

Lisant ce passage, les images nous peuplent : ce que Malraux écrit, on le voit. Et pourtant.

Jean-Louis Jeannelle, empruntant à Cendrars l’expression de « films sans images », s’est intéressé à « un cas d’espèce », celui qu’il a appelé les « inadaptations » de La Condition humaine de Malraux. « En effet ce roman (Prix Goncourt, 1933) a fait plusieurs fois l’objet de projets d’adaptation sur un assez long temps (80 ans) dont aucune n’a abouti. Pour Jeannelle cela fait de ce livre et de ces “films non-réalisés” un phénomène exceptionnel […] » [1].

Pourquoi, concernant ces projets d’adaptation, la mer du roman a-t-elle toujours battu contre les rochers de l’échec ?

Paradoxalement, parce qu’il ne saurait y avoir d’images qui puissent rendre, serait-ce en des tons retravaillés, la précision et troublée et adamantine des descriptions (et le dernier projet d’adaptation en date, de Lou Ye, s’il se réalise, ne fera sans doute pas mentir ces assertions). Un exemple ?

« L’arrière-boutique n’était éclairée que par le jour qui pénétrait à travers le magasin. Le ciel était gris, il régnait là une lumière plombée comme celle qui précède les orages ; dans cette brume sale brillaient sur les panses des lampes-tempête des effets de lumière, points d’interrogation renversés et parallèles ».

Parce qu’il ne saurait y avoir d’enchaînement de plans – n’en déplaisent, par exemple, à Orson Welles et à sa syntaxe si aboutie du récit filmique –, qui puisse être le juste décalque d’un rythme mouvant, né d’un style : celui, inimitable, de Malraux.

« Enfin, sans qu’il sût comment, le départ devint possible. Il put sortir, commença à marcher dans une euphorie accablée qui recouvrait des remous de haine sans limites. À trente mètres, il s’arrêta. “J’ai laissé la porte ouverte sur eux”. Il revint sur ses pas. Au fur et à mesure qu’il s’approchait, il sentait les sanglots se former, se nouer plus bas que la gorge dans la poitrine, et rester là. Il ferma les yeux, tira sa porte. La serrure claqua : fermée. Il repartit : ça n’est pas fini, grogna-t-il en marchant. Ça commence. Ça commence… ».

Malraux lui-même devait en être conscient, même si l’échec concernant son propre projet d’adaptation de La Condition humaine [2] ne l’a pas fait renoncer à son désir de cinéma (lequel résultait d’un attachement à cet art modulé depuis le profond de l’être, comme en témoigne son Esquisse d’une psychologie du cinéma) ; il tourna ainsi un film tiré de son roman de 1937, L’Espoir : c’est Sierra de Terruel, sorti en 1945 sous le titre Espoir.

 

Matthieu Gosztola

 

[1] Albera François, « ‪Jean-Louis Jeannelle, Films sans images. Une histoire des scénarios non réalisés de la Condition humaine – Id., Cinémalraux. Essai sur l’œuvre d’André Malraux au cinéma‪ », Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 2/2015 (n°76).

[2] On lira avec profit dans ce volume de la Pléiade un scénario.

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A propos du rédacteur

Matthieu Gosztola

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Rédacteur

Membre du comité de rédaction

 

Docteur en littérature française, Matthieu Gosztola a obtenu en 2007 le Prix des découvreurs. Une vingtaine d’ouvrages parus, parmi lesquels Débris de tuer, Rwanda, 1994 (Atelier de l’agneau), Recueil des caresses échangées entre Camille Claudel et Auguste Rodin (Éditions de l’Atlantique), Matière à respirer (Création et Recherche). Ces ouvrages sont des recueils de poèmes, des ensembles d’aphorismes, des proses, des essais. Par ailleurs, il a publié des articles et critiques dans les revues et sites Internet suivants : Acta fabula, CCP (Cahier Critique de Poésie), Europe, Histoires Littéraires, L’Étoile-Absinthe, La Cause littéraire, La Licorne, La Main millénaire, La Vie littéraire, Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française, Poezibao, Recours au poème, remue.net, Terre à Ciel, Tutti magazine.

Pianiste de formation, photographe de l’infime, universitaire, spécialiste de la fin-de-siècle, il participe à des colloques internationaux et donne des lectures de poèmes en France et à l’étranger.

Site Internet : http://www.matthieugosztola.com