À Jérôme Ferrari (2), par Marie-Pierre Fiorentino
Un très vieux cow-boy du cru m’a demandé si Nabokov
avait écrit Lolita « d’après sa propre expérience ».
Je lui ai répondu qu’un écrivain écrit toujours
d’après sa propre expérience,
mais qu’il s’agit le plus souvent
de l’expérience de l’esprit.
Jim Harrison, En marge.
J’ai aimé retrouver, dès le début de Balco Atlantico, Théodore Moracchini dont j’avais fait connaissance dans Un sol natal, l’une des nouvelles de votre premier livre publié, Variétés de la mort ; je précise « publié » car qui sait tout ce qu’un auteur écrit avant d’être publié ?
Vous narriez en une soixantaine de pages les déboires de ce thésard paresseux, sa notoriété usurpée d’ethnologue génial, son alcoolisme et son obsession sexuelle. Le ton était incisif et l’humour parfois agressif, un humour désabusé d’écrivain pudique, le col de la chemise boutonné de dérision cruelle jusque sous le menton.
Dans Balco Atlantico, la farce s’est muée en tragédie comme l’Antiquité savait en produire : une mise en scène de l’irrémédiable dans laquelle Théodore joue le Chœur, spectateur averti des drames d’autrui comme des siens propres. Avec une lucidité poignante, il déclare : « J’éprouve peut-être une nostalgie terrible pour des choses qui n’existent pas. Mais je ne veux pas perdre cette nostalgie ». Une nostalgie du même ordre me pousse fréquemment à relire un livre comme elle pourrait pousser un auteur à reprendre un personnage.
Après la farce donc, la compassion distanciée pour l’humain qu’éprouve l’analyste plus apaisé que vous paraissez être devenu ; mais qui sait si ce n’est pas sous la dictée d’une fureur secrète que se déroule l’écriture ?
Vous doutiez-vous déjà, en commençant Un sol natal, que Théodore était schizophrène ? Balco Atlanticorefermé, j’ai cherché des symptômes annonciateurs. « Je suis professeur d’anthropologie (…) Voilà qui transforme en un Théodore Moracchini compact et cohérent l’être éparpillé qu’au fond je continue d’être » déclarait votre héros dans la nouvelle.
Il est facile, tenant en main les deux livres, de débusquer des augures pour en déduire une trajectoire toute tracée, à condition de partir du principe selon lequel vous aviez dès le départ prévu de prolonger l’existence du protagoniste et de quelle manière vous le feriez, comme un dieu imposerait à un nouveau-né un destin livré en pâture aux oracles.
Pourtant, il ne me semble pas que vous éprouviez votre liberté d’écrivain dans la toute puissance de l’auteur-dieu, concevant son projet d’un bloc pour le développer selon ce plan définitivement construit. Un tel homme croirait préexister, en tant qu’auteur, à ses livres.
Or, n’est-ce pas avec le recul du temps que vous choisissez de donner une signification à telle ou telle aventure que vous aviez ébauchée, conscient que rien n’est signe de rien si on ne le décide pas, que le destin n’est que la démission de la responsabilité ? En écrivant, vous créez en même temps des personnages et un auteur, vous.
Mais si écrire nécessite cet exercice de conscience réfléchie pour donner un sens à ce que l’on a précédemment écrit, quel est le point de départ ? Et est-ce à dire que le premier texte n’avait pas de sens ?
On dit que le créateur ne partirait de rien, faisant jaillir du néant quelque chose. Ne serait-ce pourtant pas plutôt à partir de l’insignifiant, ce qui donne l’impression de ne pas avoir de signification et de n’aller nulle part, que l’écrivain démarre ? Dans Un sol natal, le lecteur peut s’interroger : Théodore Moracchini est-il fou ou bien l’auteur tente-t-il une incursion vers le fantastique ? Dans Balco Atlantico, vous levez le doute. Comme dans l’existence, c’est le présent qui donne librement sens au passé et non pas le passé qui détermine inexorablement le présent.
N’empêche qu’il faut que l’auteur parte d’un point. Quel autre que son expérience ? Les premiers écrits ne sont-ils pas, de façon plus ou moins avouée, plus ou moins volontaire mais beaucoup plus évidente que dans les écrits suivants, une histoire non pas de soi mais de la violence et de la beauté, fortes à pleurer, que ce soi perçoit du monde ? Le professeur cynique de L’huile d’amande douce dans Variétés de la mort est devenu, dans Aleph zéro, Béatrice, le professeur d’espagnol. Elle se suicide. Le moment était peut-être venu d’alléger en professeurs vos fictions.
Dans Balco Atlantico, voici Théodore, qui a abandonné le métier, guéri de ses hallucinations mais vivant de la douleur de l’absence toujours présente de sa supposée fillette. Car fut-il réellement marié, père médiocre puis divorcé indigne ? Il préfère ne pas le savoir. Si son passé n’est qu’un souvenir qu’il s’est forgé, l’Histoire a réellement eu lieu.
Combien de Sarah sont-elles mortes dans les chambres à gaz ? Les images de camps et de pieds gelés dans la neige sombre traversent l’esprit de Théodore, frappé de maladie mentale, pour nous rappeler la folie de l’extermination. Etre persuadé de bavarder chaque soir, une bière à la main, avec un fantôme, est une folie individuelle moins dangereuse que la folie collective qui consisterait à se persuader, par l’oubli, que le génocide n’a pas existé.
Balco Atlantico – quel hémistiche dans un alexandrin ! – met donc en scène un ancien universitaire schizophrène mais aussi des nationalistes, des immigrés clandestins, une mère et sa fille. On y délire de fanatisme ou d’amour. On se tue entre ex-compagnons d’arme ou on assassine gratuitement l’étranger. On rêve du bonheur ou on renonce à tout espoir de l’atteindre. La mémoire défaille, fabrique de faux souvenirs ou justifie la vendetta. Lieux, personnages et ambiance préfigurent Le Sermon sur la chute de Rome.
Plus le monde est absurde et les hommes méprisables, plus ceux-ci cherchent la pureté : « Nous ne ferons jamais l’amour. Pourquoi ? Pourquoi ? pleure et gémit Virginie. Parce que c’est au-dessous de nous, trop loin au-dessous de nous. Parce que je t’aime ». Mais la pureté finit par souiller l’impur lui-même.
Balco Atlantico est un poème politique où il s’avère que le citoyen n’est qu’un homme de chair et de cœur. Tant pis pour les idéaux et les idéalistes. Autant qu’il se délectait de Carmen, Nietzsche aurait apprécié retrouver dans votre Balco Atlantico la passion, ce désir démesuré, définitivement douloureux car insatiable, exprimée de façon presque musicale mais surtout pas idéalisée, c’est-à-dire désincarnée.
Balco Atlantico – quel titre d’opéra – ou la guerre entre l’hubris (l’excès) et le logos (la raison). La vie !
Enfin, comme un tableau ou comme le coucher de soleil vu de la promenade de Balco Atlantico, votre roman ne se raconte pas. N’est-il pas étrange que ce qui n’existe que par les mots soit ineffable ? Ce paradoxe marque la frontière entre l’œuvre d’art et la production de masse. La seconde s’épuise par ce qu’on en dit, la première reste intacte, la parole projetant sur elle une lumière glissante qui renforce son aura.
Marie-Pierre Fiorentino
Livres de Jérôme Ferrari cités dans l’article, tous publiés aux Éditions Actes Sud : Variétés de la mort(2001), Aleph zéro (2002), Balco Atlantico (2008), Le Sermon sur la chute de Rome (2012, prix Goncourt).
Lire la première note sur J. Ferrari :
http://www.lacauselitteraire.fr/jerome-ferrari-par-marie-pierre-fiorentino
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