Un déconstructeur nommé Spinoza (par Patricia Trojman)
Arno Münster, spécialiste des philosophes de l’école de Francfort fait partie de cette brillante génération des penseurs du post-marxisme qui travaille d’un point de vue critique sur tous les grands débats idéologiques contemporains qui exigent une nouvelle éthique politique : la violence, la démocratie, l’hyper-capitalisme, l’environnement. C’est tout dernièrement la traduction en français des Quatre conférences d’Ernst Bloch sur Spinoza paru aux Editions Delga que l’on doit à la découverte d’Arno Münster que la presse ne devrait pas tarder à saluer comme l’événement intellectuel majeur pour l’année 2022, tant cet écrit permet une nouvelle approche de la philosophie de Spinoza en la ramenant à son héritage culturel profond. Car pour Ernst Bloch dont l’œuvre célèbre est Le Principe Espérance, connaître Spinoza implique un retour à ses racines juives et à l’hébreu dont il n’a pas manqué de consacrer à la fin de sa vie une Grammaire hébraïque. E. Bloch a l’illumination de poser des questions transparentes sur l’Ethique, que nul auparavant n’avait posé : pourquoi l’Ethique s’appelle l’Ethique ?, qu’est-ce que Spinoza désigne par substance ? pourquoi l’homme ne disparaît-il pas dans la définition océanique de la substance par exemple ?
On est impressionné par la densité du texte de Bloch, génialement traduit, annoté et présenté par Arno Münster, tel un chef d’orchestre très scrupuleux à l’égard de sa partition en suivant le souffle parfois emphatique de la phrase blochienne, aux tonalités très humanistes du texte. C’est essentiellement le Traité de la Réforme de l’Entendement qui pour Bloch représente l’idéal rationaliste de Spinoza libérant l’entendement des pseudos-savoirs par oui-dire, par l’expérience vague et incertaine, par le savoir inductif à la seule recherche des causes, nous libérant de facto de la tristesse. « Pour Spinoza, il n’y a pas d’histoire, pas de validation, le bon et le méchant, le beau et le laid sont des idées inadéquates. »Une véritable guerre contre les affects inadéquats et contre les idées inadéquates est proclamée sachant que tous les affects et toutes les idées ne sont pas inadéquates. Pour paraphraser Spinoza : ne pas acclamer ou plaindre une chose ni se moquer ni en pleurer mais comprendre. Il convient donc de combattre les affects par les affects dans le domaine politique par exemple, on doit faire combattre des idées inadéquates par d’autres idées inadéquates. En revanche le sage va combattre ses affects inadéquats par des affects adéquats. Telle est la vaillance, la fortitudo, ou la force d’âme qu’il va mettre en œuvre. A contrario ce qui appartient aux affects inadéquats n’est pas toujours identifié comme tel, comme par exemple tous les affects déprimants comme le repentir, la pitié ou le sacrifice, ou encore la pénitence qui bénéficient dans nos sociétés d’une valorisation spéciale, alors qu’ils nous rendent tristes. De grandes pages sont consacrées à la joie correspondant à cet accroissement vital qui engage tout l’être pour vivre en harmonie avec soi-même et avec ce que Spinoza appelle l’essence. Telle est ce processus de libération des idées inadéquates qui toutefois n’est pas stoïcien dans la mesure où le sage spinoziste n’aspire pas à l’ataraxie, son but n’est pas de se rendre indépendant par rapport au cours du monde, car si le monde est parfait, le sage n’est plus nécessaire. Nous obtenons un concept hybride paradoxal de liberté-nécessité, l’homme libre accède à la nécessité absolue, donc à la causa sui, à la natura sive deus, à la liberté de la substance. « La première définition de l’Ethique est le Deus sive Natura, le spinozisme est une philosophie de l’espace et non pas une philosophie de la conscience, elle n’est donc pas un idéalisme mais un matérialisme qui reconnaît le monde extérieur qui est indépendant de nous. » Une très belle démonstration de Bloch est consacrée à la définition de la liberté par Spinoza « cette chose est dite libre qui existe par la seule nécessité de sa nature et est déterminée par soi-seule à agir, Dieu ne peut pas faire autrement car il est déterminé par son essence et son existence, comme il n’est pas limité par autre chose, la nécessité absolue dans la causa sui est la même chose que la liberté absolue. Or tout le système spinoziste est bien orienté vers la liberté. » La question soulevée par Bloch, demeure celle-ci, comment se fait-il que le petit mode appelé l’homme redevient si infiniment important pour Spinoza ? Toute l’originalité de Spinoza est d’inaugurer une philosophie éthique et non théologique ; « plus de Jésus, d’hommes sacrés, pas de prophètes, excepté l’amour abstrait et scientifique de Dieu, à savoir de la nature, tout s’évapore dans l’amor Dei intellectualis, le renversement est énorme, monstrueux, Dieu disparaît en tant que Dieu personnel, on peut parler d’athéisme si on prend comme définition du théisme, la croyance en un Dieu personnel, tous les concepts de multiple, de temps, de devenir, d’histoire, d’évenementiel, sont rigoureusement inadéquats », telle est l’entreprise de déconstruction spinoziste. Le saint des saints est là où il n’y a pas d’idoles, à propos du temple de Jérusalem, Alexandre déclare à Aristote que le Dieu des hébreux est bien le Dieu invisible et les hébreux, un peuple de philosophes qui « se baignent dans l’ether de la substance » PD’un point de vue juridique, la nature et le droit sont complétement équivalents dans la mesure où le droit chez Spinoza est déterminé comme droit naturel , il n’y a donc pas de droit naturel moral qui planerait au- dessus de la nature, Spinoza dénomme droit naturel, le droit inné de chacun qui va aussi loin que son pouvoir le lui permet. Le sage se trouve dans un rapport différent comme homo liber, il est délivré de la potentia majortatis ou de la multidinis, du pouvoir de la multitude, de la majorité à discerner de la plèbe, et c’est là que le Bloch engagé et polémiste apparaît dans toute sa sincérité d’humaniste : « La populace telle qu’on l’a connue en 1933 a émergé de nouveau, la populace c’est ceux qui ont assassiné de manière bestiale rappelant les SS, les frère de Witt, cette populace Spinoza, l’appelle « vulgus » ou « turba », elle doit être maîtrisée par la majorité républicaine capitaliste, la majorité des gens aisés dans la société capitaliste ascendante. C’est grâce à elle qu’on pourra maîtriser et tenir en échec la dissonance des affects inadaquats.
La sublime conclusion de l’Ethique s’achève de manière aristocratique et pédagogique, avec cette exhortation à tous de devenir « homines liberi », l’unité lumineuse sans ombre, comme le cristal, le spinozisme n’est pas seulement poli dans les verres de la connaissance car Dieu n’est pas perçu comme libre arbitre, faiseur de miracles mais comme loi » Cette déification de la nature est un cri de guerre contre la théologie théiste et contre toute théologie. Ernst Bloch nous livre son témoignage historique le plus profond, celui d’un temps qui n’est pas révolu des délires irrationnels de l’homme et de ses pulsions génocidaires, ces Quatre conférences magistrales révélées par Arno Münster, font de Spinoza un remède et un compagnon de route extraordinaires.
Patricia Trojman
Patricia Trojman est Dr en Philosophie et Présidente de l’Institut Spinoza)
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