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La possession démoniaque : le corps-spectacle - Morzine et compagnie (par Léon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy le 09.03.22 dans La Une CED, Les Chroniques

La possession démoniaque : le corps-spectacle - Morzine et compagnie (par Léon-Marc Levy)

 

Dès les premiers symptômes à Morzine, les médecins avouent qu’« on ne peut faire entrer [Perrone] dans aucun cadre nosologique ». Les hommes de l’administration sarde dépêchés sur les lieux parlent de « phénomènes extraordinaires et inexplicables ». En quoi consistent ces phénomènes ? Rien de bien nouveau pour qui s’est laissé conter d’autre diableries, celles de Loudun plus de deux siècles auparavant : convulsions accompagnées de performances physiques peu courantes, invectives insultantes souvent à caractère sexuel, surtout venant de petites filles réputées « douces et bien élevées », délires mêlant superstitions locales et thèmes religieux. En somme – et les hommes d’église vont vite le comprendre – le tout-venant de la clinique démonologique.

Et le rituel, comme deux siècles plus tôt à Loudun, va déployer son théâtre, mettre en place ses tréteaux, ses acteurs, ses régisseurs, ses spectateurs. Les essaims murmurant d’hommes de savoir, de pouvoir politique et spirituel, vont se répandre dans les rues du village, dans les maisons, dans les têtes.

Dans l’espace ouvert par les possédées de Morzine, c’est le corps qui tient l’essentiel de l’espace : la syntaxe démoniaque fait du corps le lieu même de son écriture. Le corps, parce qu’il est frontière entre les aires du collectif et du singulier, objet de l’échange économique dans les rapports de production, objet de l’échange sexuel dans les rapports interpersonnels.

 

Le corps-spectacle

La possession est un formidable spectacle en effet pour la communauté villageoise et pour tous ceux qui la rejoignent pendant la longue crise. Avec ses metteurs en scène ! Michel de Certeau rapporte les propos d’un témoin de la grande possession de Loudun :

[…] Le prêtre appela du chœur dans l’église une des religieuses possédées. Celle-ci entra dans la chapelle, avec une autre religieuse jusqu’alors exempte de toute vexation diabolique. Toutes les deux se placèrent à côté du religieux et prièrent devant l’autel, l’espace d’une demi-heure sans qu’aucune agitation se produisît. Les prières terminées, la religieuse possédée se tourna vers le prêtre qui lui jeta autour du cou une corde à laquelle pendaient de nombreuses croix, et y fit trois nœuds. La possédée tomba de nouveau à genoux jusqu’à ce que les cordent fussent attachées. Elle se leva alors et remit son chapelet à sa compagne. Puis elle fit une révérence à l’autel et se dirigea vers un siège qui avait la forme d’une couche dont une des extrémités avait été disposée en vue des exorcismes. J’ai remarqué plusieurs couches de ce genre dans la chapelle. La tête du lit était appuyée contre l’autel. La religieuse vint s’y placer avec tant d’humilité et de calme qu’il me sembla qu’elle méritait d’être délivrée sans le secours des prières du prêtre. Elle s’y étendit et aida l’exorciste à l’y attacher par deux cordes, l’une entourant sa taille, l’autre retenant ses cuisses et ses jambes […].

La mise en place de l’espace scénique se fait, bien entendu, devant un public nombreux et avide de sensations fortes. Ce que la possession opère en premier lieu, c’est une propulsion d’un corps périphérique à la place centrale du groupe. Le corps de la possédée fait recette : on s’attroupe autour de lui, on y délègue des paquets de désir, chacun trouvant dans les convulsions et les blasphèmes de la possédée son propre inconscient. Ce corps qui s’agite sur la scène dit et agit ce que chacun dans le village tait et réprime : il est le théâtre au sens antique du terme, puisque représentation des élans du Chœur. La possédée tient pour un temps les fils moteurs des marionnettes désirantes qui la lorgnent. L’hystérique accomplit ainsi sa revanche sur les hommes en tordant le monde à son désir.

 

Alors la possédée vainc

Dans cette aventure rebelle que toutes les apparences vouent au pathétique et à l’échec, le temps de la crise constitue un épisode glorieux pour les possédées car elles y inversent la place du corps dans le groupe social. Si l’on considère que le désir moteur de cette révolte – de toute révolte – est de restructurer les données de la réalité en un sens plus conforme aux vœux du révolté, on peut affirmer que les possédées, sous la tutelle fort protectrice du Diable (l’alibi imparable), interviennent dans et agissent dans le groupe, le transforment pour y glisser leur parole secrète. L’hypothèse satanique est le créneau où une femme plie l’ordonnancement du monde à sa parole en se rendant objet de culte, captation des regards et des désirs.

Scène spéculaire par essence, la possession produit des afflux d’images travaillées par le fantasme sexuel. Dans un échange symbolique complexe et subtil des corps et des refoulements, on voit le symptôme réorganiser la réalité puis la réalité agir à son tour sur le symptôme, le nourrir, l’infléchir. La clinique de l’hystérie nous fournit des indications utiles : les formes particulières que revêtent les manifestations de la crise sont en partie déterminées par la « demande » ambiante. Le regard des spectateurs modèle les spasmes de la possédée, scande de son désir ses convulsions. Quelque temps après Morzine, le grand Charcot, à la Salpêtrière, mettra en évidence cette osmose hystérique/spectateurs. Phénomène porté à son comble quand il s’agit non d’hystérie clinique mais de possession démoniaque, où la chambre des malades n’est rien d’autre que la place du village.

La possédée règle ses comptes. Avec tous les pouvoirs qui l’oppriment et, en premier lieu, les hommes du village. Leur désignation comme cible court à longueur de diatribes. Il n’est pas indifférent – c’est le moins que l’on puisse dire – que le défi soit de la bouche d’une femme. Jules Michelet l’avait déjà pointé fortement dans La Sorcière. L’interpellation en prend tout son sens sexuel et symbolique : elle est raillerie vengeresse de cette femme qui vit, devant tous les hommes de la communauté réunis, le bonheur d’être possédée par un autre qu’eux. On ne peut signifier plus clairement le pied-de-nez à leur virilité, l’Autre est tellement plus viril ! Il est phallique Satan, porteur désigné des clés du Paradis sexuel. Certaines possédées l’énonceront crûment, décrivant – et avec quelle délectation ! – le Diable venant les prendre la nuit. Et de cette affirmation de la supériorité sexuelle du Diable découle évidemment un ricanement à l’égard de l’homme : « fais-en autant si tu peux ! ». Ainsi cette anecdote rapportée par M…, possédée de Morzine, rapportant ses frasques nocturnes avec le Malin :

[…] il est lourd, tellement lourd qu’il me réveille, il fait comme les hommes, mais beaucoup plus vite.

Puis, la même ayant des rapports dans la même période avec son mari :

[…] elle frappe alors son mari qui ne voit d’autre moyen que prendre la fuite pour se soustraire à ses violences.

Ainsi également Jehanne, possédée de Loudun, qui répond aux questions des gendarmes en 1634 :

le dyable avet print compaignie à elle par les parties naturelles comme les hommes, mais le sentait mou et froid et il lui baisait honneur sauvé le cul, la collait, baisait et aymait mieulx que son mary combien elle le trouvast bien froid.

Et encore ce témoignage de 1606, lors d’une possession en Provence :

[…] Ledit dyable lui parut un homme fort noir ayant la barbe noire qui paraissait estre assez avant dans l’age, que lors il se despouilha et couscha avec ladite desposante, il paressait avoir la peau fort noyre et qu’il prist avec sa main son memebre viril et le mist dans la nature de ladite depposante et luy occasionna une grande douleur et telle qu’elle contraisgnit ladite depposante de crier assez hault et lors ledi dyable dict à ladite depposante qu’il ne fallait point crier et il la fit taire » (P.V. de gendarmerie à propos de Magdeleine des Aymards, 1606).

Ces échos de la scène satanique indiquent bien que le Diable se glisse au lieu même du manque sexuel, constitutif de ce qu’il est convenu d’appeler le « rapport » sexuel. La possédée brandit un phallus qui n’a rien à voir avec le pénis masculin, un phallus principe divin et immortel. Les hommes autour le devinent et cela s’entend dans les discours-types entendus autour de la scène : « histoires de bonnes femmes » dit untel, « elle ferait mieux de se prendre un homme ! » ou encore « celle-là elle a toujours eu le feu au cul ! ».

La possédée dérange, les hommes, le pouvoir, les régisseurs d’âme que sont les gens d’église. Elle défie. Aussi, très vite, la possession va être l’enjeu de grandes manœuvres civiles et religieuses.

 

À suivre

 

Léon-Marc Levy


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A propos du rédacteur

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Directeur du Magazine

Agrégé de Lettres Modernes

Maître en philosophie

Auteur de "USA 1" aux éditions de Londres

Domaines : anglo-saxon, italien, israélien

Genres : romans, nouvelles, essais

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