Eugénie Grandet, Honoré de Balzac, par Didier Smal
Eugénie Grandet, Honoré de Balzac, Folio Classique, mai 2016, édition de Jacques Noiray, 384 pages, 3 €
Ce que je voudrais, dans ces quelques lignes, ce n’est pas abaisser Balzac à la modernité, comme l’a fait le pauvre Rochefort avec Flaubert dans une pathétique vidéo où il résume Madame Bovary à destination des non-lisants ; non, ce que je voudrais, modestement, avec maladresse, c’est élever la modernité à Balzac, la confronter à lui. Je voudrais m’écarter de tout ce que j’ai appris à l’université, et depuis, à force de lectures, de préparations de cours, d’une vie d’intellectuel, ne pas par exemple m’appesantir sur la structure de la Comédie Humaine, et ainsi oublier qu’il est question quelque part dans Eugénie Grandet d’une soirée chez Nucingen ; je voudrais faire ressentir Eugénie Grandet, mon roman favori de Balzac avec Illusions Perdues, dire la chance que c’est d’être tenu par l’actualité éditoriale de m’y replonger, d’en goûter les virulences et les partager.
Donc, parfois, je vais me montrer grossier, je vais dire des horreurs, me montrer approximatif, et je ne m’en excuserai même pas, saloperie de fils d’ouvrier que je suis qui a oublié de s’essuyer les pieds en entrant dans la grande maison littéraire. Ce ne sera pas du snobisme, une posture, c’est vraiment que lorsque je lis Eugénie Grandet encore plus que tant d’autres ouvrages que j’adore (ceux de Flaubert, ceux de Maupassant, ceux de Gary, ceux de mon cher Schwob ou encore ceux de Proust), je me fous de tout bagage intellectuel (tout en admettant que oui, j’ai appris à lire entre les lignes un jour, et que c’est une chance incroyable – renier ce que l’on sait, ce qu’on appris, dire qu’on est un lecteur « naturel », c’est un tel mensonge, c’est pitoyable) : je ressens, je prends mon pied, c’est tout. Et oui, on peut prendre son pied en lisant Balzac en 2016, et après aussi (pour autant que Monsanto nous prête vie), et c’est de ça que je voudrais m’expliquer.
C’est qui, Balzac, au fond ? C’est un type qui ricane (on pourrait gloser sur l’humour souvent présent dans son œuvre, par petites touches féroces), un type qui hait son époque et lui a taillé un costard d’enfer. Et son époque, je sais, c’est banal de le dire, c’est la nôtre ; il faudra bien l’admettre un jour, rien de nouveau dans l’infâme et l’abject ne s’est créé depuis belle lurette. Ah si, et qu’on me pardonne si j’ai l’air d’en sourire, parce que ce n’est vraiment pas le cas, il y a eu Hitler, Staline et Mao, qui ont fait fort, très fort, et ont donné au vingtième siècle ses lettres d’ignoblesse. Mais, sans relativiser ou diminuer en rien leurs méfaits (quel euphémisme…), des couvertures contaminées données aux Indiens par de braves missionnaires aux colonnes infernales lancées sur la Vendée, les siècles précédents avaient déjà bien donné l’exemple, sans parler de la charmante tradition des pogroms et autres procès de sorcières, perfectionnée à outrance par tous les –ismes des cent dernières années. Aujourd’hui, nous vivons en démocratie, nous n’avons plus de vilains dictateurs à craindre ; tout ce que nous avons à craindre, et qui nous assassine de belle façon, toutes confessions et toutes couleurs de peau confondues c’est l’ulta-libéralisme. Là aussi, à lire Balzac, rien de nouveau sous le soleil. L’avarice du père Grandet, cette étroitesse d’esprit qui tue le beau à petit feu au profit de la lésine, il a aujourd’hui définitivement vaincu : le profit est roi, et tant pis pour l’acidification des océans et la mort programmée du dernier éléphant, du dernier tigre, de la dernière abeille – et du dernier humain (mais ce n’est peut-être pas le plus triste, quand on y pense vraiment). C’est de ça qu’il est question dans Eugénie Grandet : de la façon dont l’argent étouffe la vie, l’étrangle, lui fait rendre son ultime souffle.
Grandet, donc, outrance du profit, de la pensée obnubilée par l’or, de l’absence totale de scrupules, du manque absolu de considération pour autrui pour autant que l’argent rentre. Il est extraordinaire, ce personnage qui parvient à se mettre tout Saumur à dos en spéculant seul sur l’or ou sur le vin, au détriment des autres commerçants. Le profit comme morale, l’absence d’un quelconque projet de société, le déni d’une possible avancée commune ; moi, moi, moi et mon pognon, et tant pis pour le reste. Je ne peux que citer ces quelques lignes, remarquables, d’une horrible clairvoyance : « Les avares ne croient point à une vie à venir, le présent est tout pour eux. Cette réflexion jette une horrible clarté sur l’époque actuelle, où, plus qu’en aucun autre temps, l’argent domine les lois, la politique et les mœurs. Institutions, livres, hommes et doctrines, tout conspire à miner la croyance d’une vie future sur laquelle l’édifice social est appuyé depuis dix-huit cents ans. Maintenant le cercueil est une transition peu redoutée. L’avenir, qui nous attendait par delà le requiem, a été transposé dans le présent. Arriver per fas et nefas au paradis terrestre du luxe et des jouissances vaniteuses, pétrifier son cœur et se macérer le corps en vue de possessions passagères, comme on souffrait jadis le martyre de la vie en vue de biens éternels, est la pensée générale ! pensée d’ailleurs écrite partout, jusque dans les lois, qui demandent au législateur : Que payes-tu ? au lieu de lui dire : Que penses-tu ? Quand cette doctrine aura passé de la bourgeoisie au peuple, que deviendra le pays ? ». Rien, Honoré, rien du tout, qu’il deviendra le pays, et tu avais raison de t’inquiéter, car le peuple, bien que pauvre, bien qu’écrasé par le crédit, a adopté cette doctrine à son tour.
Mais Félix Grandet n’est pas le seul acteur digne d’intérêt de cette farce tragique, et outre les cruchotins et les grassinistes, ces vautours, évoque-t-on assez souvent la figure de Charles Grandet, ce cousin dont tombe amoureuse Eugénie, dont il sera question plus bas ? Car lui aussi, il est éminemment moderne, cet enfant-roi à qui tout est dû, qui ne conçoit la fortune que déposée à ses pieds, qui se considère en victime de l’éducation reçue plutôt qu’en homme capable de prendre son destin en main. Longtemps avant Freud, longtemps avant la presse bien-pensante et les sociologues et psychologues de comptoir (mais qui n’y vont jamais, au comptoir, alors qu’ils pourraient y entendre bien des leçons de vie qui les empêcheraient de raconter des conneries), Balzac dit ceci de terrible, au travers de la figure de Charles : personne n’en peut rien. On est monstrueux, on blesse autrui, et on a une excuse toute trouvée : on est victime, on en fait que suivre la route tracée par autrui pour soi. La société individualiste dans toute son horreur, plongée dans sa contradiction : je suis moi, mais ce n’est pas moi qui ai choisi. Charles est une merde humaine à la magnifique modernité : celui qui prétend n’avoir pas choisi son destin, mais qu’est-ce qu’il le fait subir, voire payer aux autres ! Ah, le dégoûtant enfant égoïste qui accepte le sacrifice de l’autre, ici Eugénie, sans un regard pour l’autre, sans même un merci. Grandet a au moins l’excuse et l’énergie de l’avarice ; son neveu est juste une nuisance à la bêtise crasse. C’est un homme d’aujourd’hui. Certes, quelques jours durant, une rédemption semble possible, par l’amour, puis il part pour les Indes, et devient au moins aussi affreux que son père, trafiquant de tout et d’hommes à la morale relativiste qui ne revient en France que pour accomplir un destin social entièrement constitué d’apparences.
A ces horreurs humaines modernes, Balzac n’a rien à opposer. Il montre Eugénie, l’ange, pauvre créature broyée par son innocence en fait. A travers elle, c’est la beauté, c’est la foi en l’amour ainsi que la spiritualité que Balzac met en évidence, diamants sublimes sur écrin de merde, gouttes de parfum insignifiantes dans les miasmes modernes. Certes, parce que Balzac est un vrai romantique, c’est-à-dire celui qui hait son époque et voudrait la sublimer, il montre une forme de victoire d’Eugénie en fin de roman, elle qui répand le bien autour d’elle. Mais elle est triste, Eugénie, elle est seule, sans amour, et la société saumuroise agite sa langue de vipère, parce que le beau lui-même peut et doit faire l’objet de médisance. Elle est moderne aussi, cette petite société. Et Eugénie est un être d’un passé dont il n’est pas certain qu’il ait jamais existé ailleurs que dans les fantasmes d’un auteur qui avait besoin de croire qu’un jour le beau l’a emporté sur le laid, impuissant qu’il était au spectacle de la victoire absolue de ce dernier. Honoré, ne reviens pas : aujourd’hui, le laid est tellement omniprésent que tu n’aurais peut-être pas même le courage de t’asseoir devant un ordinateur pour tenter de le mettre en pièces par le verbe. Parce que vois-tu, un écrivain de bien après toi a dit un truc du genre : « Le XXIe siècle sera spirituel ou ne sera pas », et il n’est pas, il n’est vraiment pas, et Eugénie, avec sa foi en l’amour, en la beauté, en Dieu, n’a vraiment plus sa place ici.
Didier Smal
Balzac, de son vrai nom Balssa, est né à Tours en 1799. Délaissé par sa mère qui lui préfère son fils naturel Henri (auquel est dédié Le Bal de Sceaux), il devient pensionnaire au collège oratorien de Vendôme. À partir de 1814, il fait des études de droit. Mais à vingt ans, sûr de sa vocation littéraire, il s’installe à Paris, et vit dans une mansarde. Il rencontre Laure de Berny de vingt-deux ans son aînée, qui aura une influence décisive sur sa formation. En 1829, Balzac publie Les Chouans qui annonce une période de vingt années durant lesquelles il va produire plus de quatre-vingt-cinq romans, tout en menant une vie très active et mondaine. Il est reçu dans différents salons dont celui de Mme de Récamier. Au début de 1830, il donne Scènes de la vie privée, un recueil de six nouvelles dont fait partie Le Bal de Sceaux, premier élément de La Comédie Humaine, suivi de La Duchesse de Langeais, du Curé de Tours, du Colonel Chabert… 1832 voit le début de sa longue correspondance avec Mme Hanska. À partir de 1838, paraissent de nombreux romans dont César Birotteau, le début des Illusions perdues, la première partie de Splendeurs et Misères des courtisanes, Béatrix, Le Curé de Village… À la fin de 1841, Balzac met au point le plan de l’ambitieuse et inégalée Comédie humaine soutenu par quatre éditeurs et continue à publier : Ursule Mirouet, Modeste Mignon, La Cousine Bette, Le Cousin Pons… Le 14 mars 1850, Balzac épouse enfin Mme Hanska mais il tombe gravement malade. Il meurt à Paris le 18 août 1850, et est enterré au Père Lachaise. Victor Hugo prononce l’éloge funèbre.
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