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Au risque de Millet…

Ecrit par Martine L. Petauton le 14.11.13 dans La Une CED, Les Chroniques

Au risque de Millet…

 

C’est sans doute l’arrivée massive de commentaires vindicatifs au bas de mes critiques sur les livres de Richard Millet, et la difficulté de répondre en utilisant les miettes conformes au discours-FB qui m’engage dans cette chronique / réflexion.

Que dit-on ? Un écrivain, certes et de grande pointure, mais, « dans le paquet », un homme avec qui il est vraiment difficile de partager « la moindre » valeur, sauf, évidemment, l’amour de la littérature et de la langue… c’est ce qui est dit. C’est ce que je pense aussi. Mais il y a de ci, de là, un son différent, celui d’un rejet total et visiblement non négociable de ceux qui « recrachent » et disent : « pas une seule ligne de ce type ne sera jamais lue par moi »… Respectable, mais, comme on dit dans la langue FB justement : – je ne partage pas. Pour autant, ça m’interroge, ça me titille assez pour que la lectrice que je suis se retourne vers son « moi littéraire ». J’aime Millet, pourquoi, comment ? Itinéraire, avec un « s », s’il vous plaît !

Ce n’est pas le premier du genre, qui occupe ma bibliothèque « sans poussière », car, relus de temps à autre – les livres de devant, ceux qu’on ne donne pas, qu’on prête, avec pincement d’inquiétude – vont-ils revenir ? ceux qui nous régalent comme un cru de grande cave, ceux qui nous habitent et font partie de nous… Millet voisine – sans doute avec le plus grand des bonheurs – avec les Giono, ce grand « homme de gauche » ! (Le Hussard est tellement relu, qu’il est sur le point de me faire une chute de pages) ; avec Pourrat, fieffé Vichyste et son Gaspard des montagnes, qui franchement est pour moi « le » livre. Pas loin, vous vous en doutez, mes Céline, dont la rencontre avec Voyage grâce à un passeur que je ne remercierai jamais assez, a été un de « mes » moments les plus intenses en littérature… Bref, il n’y a pas de doutes, j’ai un penchant ! Et mon autre moi, tout pétri de valeurs de gauche, parfaitement démocratiques, usé sur les bancs de sections hautement socialistes – disons-le… – l’autre moi, pas jeune, non plus (je serais plutôt une « lectrice de garde »), se retourne en s’entendant dire : « parce que tu lis, Millet, toi ? », et, voilà ! Serait-ce là, ma part d’ombre ? Frissons…

J’ai découvert son œuvre considérable et prolifique (produit beaucoup ; publie partout, car il faut compter avec ses démêlés sanglants avec moult éditeurs) sur le tard. Une amie – grande lectrice et découvreuse hardie – m’avait remis un petit livre de poche à la couverture insignifiante, en me jetant par dessus son épaule : « un personnage odieux, d’extrême droite, catho intégriste, infernal avec les femmes… », soupirs ; fallait-il risquer le plongeon ? – Si ! Lis ! Tu ne regretteras pas, insista la copine. Je n’ai, depuis, pas regretté.

Le livre de l’entrée en Millet était La gloire des Pythres, 1995, mon préféré du troupeau, à ce jour. J’ai avalé – mais pas trop vite – le chef-d’œuvre dans mon jardin. Il me suffisait de lever les yeux pour voir, magnifique, la ligne bleue des Monédières adossées au Grand Plateau de Millevaches. Je suis Limousine et Corrézienne, et la nature de Millet est la mienne. Or, la nature est conservatrice, voire franchement réactionnaire ; on le sait ; ceci explique déjà cela. Qui n’a parcouru – à pieds ou à raquettes – les étendues considérables de Millevaches – Mille sources, la plus vieille terre de France – on marche sur du Primaire ; cette lande des plus désertées, pas guère plus de 2 hab/km carré ; qui n’a entendu, au fond des bois, sonner quelque lointain clocher de ses rares villages, ne peut lire Millet. Toute sa misanthropie est là, dans ces solitudes de fin du monde – ou de début –, dans ces brumes, ces cimetières où finissent des restes de clan à l’Ecossaise. Les Highlands et les Hauts de Hurlevent, tout ensemble. Seul, Millet, me touche à ce point pour dire mon pays, et son vieux socle paysan – taiseux à n’y pas croire (mais faites donc le détour par Viam-son Sion, un jour de saison froide… après Toussaint, quand les dernières feuilles tombent…). Seul Millet signe en trois mots tout le drame de l’exode rural, qui, en Limousin, plus qu’ailleurs…

« Un diacre prononçant, puisqu’il n’y avait plus de curé, l’éloge d’une femme qu’il n’avait pas connue, tandis que de hauts nuages blancs se défaisaient en l’honneur de celle qu’on avait toujours appelée la fille Sarroux ». Dès ces premiers pas avec lui, j’ai senti – plus encore, dans L’amour des trois sœursPialle, 1997 – que lui, se tournait vers ce passé comme vers une valeur perdue, définitivement validée, figée dans l’ambre, et, que là, nous divergions… Ce n’était qu’un début dans cette étrange traversée, hoquetant entre attirance et rejet… Il fallut croiser son regard sur les femmes et la sexualité ; ou du moins, ce qu’il en dit, sans jamais démentir sa misogynie supposée… « gibier de psy » ou part d’ombre étalée et brandie ? Son goût appuyé pour les très jeunes femmes, Le chant des adolescentes, 1993 ; cet œil qui peut passer pour voyeur ou dépeceur, entomologiste, parfois, et puis, critique, soudain, et du coup, rassurant : « chasseur, buveur, coureur, selon la maudite triade du mâle occidental ». Qui est Millet, dans le domaine privé ? Question ouverte… « je me tenais toujours à la lisière de mes sentiments et de mes actes, rôdant autour de l’amour comme un loup bientôt retourné à la forêt »… un homme derrière le monstre froid ?

Sa croisade pour la langue française à la source nichée, elle aussi dans un vallon du grand plateau, dans une enfance prise, un peu comme dans une cressonnière, entre ces gens de là-haut, parlant un patois limousin un peu âcre ; silencieux, économe de paroles et de gestes, comme le sont les paysans… on en saisit le fil, mais lorsque ce militantisme conduit – tout un pan de son Arguments d’un désespoircontemporain, veut nous en convaincre – à nier la modernité, l’évolution linguistique, la vie d’une langue ; lorsque – pire – il en arrive à piétiner l’Anglais, l’Américain surtout, comme une sous-culture, alors !!

Et puis, évidemment, les valeurs sociétales, politiques, prennent à la gorge, constantes, insupportables, affichées, revendiquées d’émissions TV en interviews tonnantes. Pas un livre sans ; peut-être son dernier opus Une artiste du sexe est-il le moins « coloré ». Millet, le raciste, le fascisant, l’homme qui a combattu dans les milices chrétiennes de son Liban, et en cuit quelques pages difficiles. D’aucuns diront : Millet, l’abject. Il dirait sans doute qu’il ne milite pas, que le message n’est pas de son bagage ; il dirait qu’il « est » ainsi, construit de tous temps, par et pour ces valeurs-là… Et on lit, on traverse ; on continue parce qu’il est cette écriture qu’on reconnaît sans avoir le nom de l’auteur ; comme on marche à grands pas dans Céline, par d’immondes passages ; comme on ne valide pas, mais on lit, ces drapeaux dressés chez Giono, chez Pourrat, à la gloire de « la terre, qui, elle, ne ment pas ». On passe tous les obstacles dans Millet, parce que « le style… a quelque chose d’un arbre qui prend feu dans le crépuscule… », que je ne connais rien de plus abouti dans l’écriture, de plus émouvant dans la scansion, que cette phrase sans fin, qui va son chemin comme une phase musicale complexe :

« En Septembre, retour de vacances, sans m’informer qu’elle était rentrée ni donner le moindre signe de vie, Rebecca est allée travailler en province – à Toulouse, où, quelques mois plus tard, elle m’a fait savoir par une carte représentant l’église des Jacobins, où se trouvent les restes de Saint Thomas d’Aquin, qu’elle était exilée dans la patrie de Pierre de Fermat et que l’exil était décidément son mode d’existence, quoiqu’elle trouvât ce genre d’affirmation trop facile, ce qui se passait en elle la plaçant sur un tout autre chemin, à l’écart de tout, à commencer des hommes, à qui elle ne se donnait qu’en s’écartant d’elle-même à l’excès, jusqu’à n’être plus tout à fait humaine, tuant la femme en elle et peut-être cette forme d’humanité dégénérée qu’est l’adulte pour écouter la fillette qu’elle n’avait pas pu être vraiment et dont elle ne se souvenait pas ».

14 virgules pour cette mini sonate…

Et dessous, cette chute, comme une dernière note : « je ne l’avais pas revue et ne pensais pas la revoir ».

Que dire d’autre ! Que décidément, j’aime le lire !!

 

PS : Les passages cités sont dans les derniers livres critiqués dans La Cause littéraire : La fiancée libanaise et Une artiste du sexe.

 

Martine L Petauton

 


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A propos du rédacteur

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Rédactrice

 

Professeure d'histoire-géographie

Auteure de publications régionales (Corrèze/Limousin)