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A propos de Penser le XXe Siècle de Tony Judt, par Didier Smal

Ecrit par Didier Smal le 22.10.16 dans La Une CED, Les Chroniques

Penser le XXe Siècle, Tony Judt (avec la collaboration de Timothy Snyder), Héloïse d’Ormesson, juin 2016, trad. anglais Pierre-Emmanuel Dauzat, 528 pages, 24 €

A propos de Penser le XXe Siècle de Tony Judt, par Didier Smal

 

Cher Léon-Marc,

Nous sommes bien d’accord sur une règle rédactionnelle de base, que j’applique d’ailleurs depuis mes premières critiques musicales, il y a plus de vingt ans : une critique ne s’écrit pas à la première personne. Quand bien même elle présente une opinion personnelle, celle-ci doit tendre à une forme d’objectivité par l’emploi des pronoms personnels et s’appuyer sur des éléments concrets puisés dans l’œuvre critiquée. Dans le même ordre d’idée, j’interdis d’ailleurs à mes élèves d’écrire l’infâme « l’auteur nous dit que » : primo, l’auteur ne s’adresse pas à « nous » spécifiquement ; secundo, il ne dit rien, à la limite, il écrit. Bref. Ces prolégomènes sont destinés à attirer votre bienveillance, Léon-Marc, parce que je vais faillir à cette règle dans les largeurs, et que, vous qui avez personnellement connu Tony Judt (1948-2010), ainsi que vous me l’avez fait savoir dans un échange de mails récent, comprendrez bien que lire un livre tel que Penser le XXe Siècle, ce n’est pas juste être confronté à des idées ; c’est, si on a un quelconque fond de sensibilité, voir ses certitudes, son mode même de pensée vaciller ; c’est une expérience personnelle, en somme, et je ne peux pas feindre la neutralité et l’objectivité dans l’évocation de ce livre particulier.

D’autant que j’entame la rédaction de ce texte le 15 juillet 2016 au matin, nimbé d’un brouillard informatif ankylosant qui me dit qu’à Nice l’horreur s’est produite, comme à Bruxelles, comme à Bagdad, comme à Paris ; le texte de Judt résonne encore plus en moi : comment désormais penser le XXIe siècle ? Quels outils me fournit Penser le XXe siècle, dont j’ai tourné la dernière page au calme le 14 juillet au soir (précision : je suis belge, le 14 juillet, je reste sobre), pour appréhender l’Histoire qui est en train de s’écrire, alors qu’il m’a permis de mieux faire mienne celle dont l’encre est à peine sèche ?

Pour répondre partiellement au moins à cette question, je vais citer in extenso deux paragraphes qui m’ont tellement frappé par leur justesse que j’ai dû me lever précipitamment pour les lire à ma compagne :

« Pour tout intellectuel, le point de départ doit être celui-ci : non pas qu’est-ce que je pense en tant qu’intellectuel américain, intellectuel juif ou autre participant étiqueté à un débat fermé, mais qu’est-ce que je pense du problème A, de la décision B ou du dilemme C ? Je peux bien vivre à New-York ou ailleurs, mais cela ne doit pas colorer les termes dans lesquels j’aborde ces préoccupations.

Je n’ai jamais compris pourquoi on trouve si louche que quelqu’un critique agressivement son propre pays ou s’immisce dans les affaires d’un autre. Dans les deux cas, la seule chose requise est qu’il sache de quoi il parle et qu’il ait quelque chose à apporter. Mais, pour moi, il ne va pas de soi qu’un intellectuel français ou anglais aurait tort d’écrire un texte au vitriol sur la politique intérieure russe dans un journal russe ».

Cet appel à une double honnêteté intellectuelle, pour ce qu’elle présente de ressemblance avec le bon sens (cette valeur si décriée de nos jours parce que potentiellement populiste – et pourtant, Orwell… j’y reviendrai), parler sans a priori et parler de ce qu’on connaît, à l’heure des chroniqueurs télévisuels multi-tâches et des réseaux sociaux fourmillant littéralement de puissants analystes politiques, religieux ou tout simplement culturels, m’a été droit au cœur. Pas au cerveau, non, au cœur. J’ai ressenti, en lisant ces mots de Tony Judt, qui arrivent tard dans Penser le XXe Siècle, un tendre respect pour un homme capable de remettre ainsi l’église au milieu du village : penser, ce n’est pas se limiter à son opinion, penser, ce n’est pas juste dire des mots ; penser, c’est regarder en toute sérénité et se demander si l’on dispose de toutes les armes intellectuelles (je ne parle pas d’intelligence, mais bien de connaissances factuelles ou autres) pour dire une situation. Depuis quelques années, j’ai ainsi appris à me taire à bon escient et à ne parler qu’en connaissance de cause ; je me sens moins stupide. Il est presque réconfortant de constater qu’un homme de la stature de Judt eut cette double attitude quasi sa vie durant.

Cet appel est le fait d’un homme qui a lui-même mis en pratique cette double honnêteté intellectuelle, critiquant Israël, lui le Juif qui fut sioniste et travailla dans un kibboutz (« juif, je me sens la responsabilité de critiquer Israël avec vigueur et rigueur »), refusant de prendre position dans des débats lorsqu’il ne s’y sentait pas à sa place. Dans les cas, il fut vertement critiqué et l’on n’ose imaginer l’omerta dont il aurait pu être le sujet dans le petit monde intellectuel francophone ; heureusement pour lui, il parlait depuis les Etats-Unis, ce qui lui évita maints déboires. De surcroît, il sut se servir avec intelligence de son statut et de sa propre histoire pour donner de la crédibilité à ses propos, sans parler de sa curiosité intellectuelle intransigeante, aussi curieux que puisse paraître cet adjectif, qui lui permit de moduler sa pensée au fil du temps.

Le temps. Il est doublement au cœur de Penser le XXe Siècle : d’une part parce qu’il s’agit d’une autobiographie intellectuelle (l’autre, la personnelle, sera à écrire – mais on doute que fouiller les poubelles de Tony Judt intéresse qui que ce soit), d’autre part parce que Tony Judt est historien et parvient à montrer l’historicité même de sa discipline. Mais avant d’aller plus loin dans le commentaire (la critique n’a pas lieu d’être, puisque j’ai revendiqué la part personnelle de mon propos sur ce livre), il convient d’indiquer les circonstances de rédaction et la forme de Penser le XXe Siècle. Ce livre est en fait une longue conversation entre Tony Judt et Timothy Snyder, professeur d’histoire à Yale et spécialiste de l’Europe Centrale, la seconde qualité étant essentielle aux yeux de Judt. Celui-ci, courant 2008, fut diagnostiqué d’une sclérose latérale amyotrophique ; cette maladie neurodégénérative lui laissait tous ses moyens intellectuels mais lui interdisait d’écrire, malgré son désir d’un projet correspondant à Penser le XXe Siècle ; c’est donc Snyder qui, en le rencontrant régulièrement, lui permit de concrétiser son projet. Chaque chapitre débute sur une évocation de la vie de Judt, une étape essentielle, de sa naissance à Londres dans le quartier juif de parents émigrés de fraîche date jusqu’aux années où il enseigna à la New York University. Ces débuts de chapitre permettent de reconstituer le cheminement intellectuel de Judt, au travers de choses vécues (le séjour choisi dans un kibboutz, déjà mentionné) et de rencontres ; ils forment l’histoire, passionnante, d’un esprit curieux qui se refusa toujours à tout formatage (dont celui du sionisme, mais aussi celui d’une pensée univoque sur le fascisme (dont il dit entre autres qu’il fut le seul à s’intéresser aux idées proches de celles de l’économiste Keynes, celui dont les écrits sont parmi les rares à même d’éclairer les tenants de l’ultra-libéralisme et éventuellement les inciter à arrêter de détruire la planète), le communisme (dont il démonte pourtant les rouages et les réalités sans nulle complaisance) et même le nazisme – non qu’il célèbre ces systèmes politiques, mais qu’il en donne une vision dénuée de toute passion, et ce malgré l’Holocauste, et en vint à s’intéresser à l’Europe Centrale, cette grande négligée des études historiques, comme si elle n’était qu’un lieu de passage ou un objet de partage, ou les deux à la fois, alors qu’elle représente probablement le nœud de l’histoire européenne, celui qu’on ne peut traiter à la façon cavalière d’un Alexandre, mais que l’on doit patiemment dénouer.

A côté de cette autobiographie intellectuelle, Judt propose aussi et surtout une réflexion sur la place de l’intellectuel, de l’historien en particulier, dans le vingtième siècle, justifiant de la sorte le titre de cette conversation : Penser le XXe Siècle, désignant au passage « le péché intellectuel du siècle : rendre un jugement sur le sort des autres au nom de leur futur tel que vous le voyez – un avenir qui aussi bien ne vous concerne en rien mais sur lequel vous prétendez avoir une information parfaite et exclusive » ; quiconque a un peu lu, tant à gauche qu’à droite, ne peut que reconnaître l’existence de ce péché. Je pourrais me servir de son propos pour me gargariser de quelques goûts et dégoûts, mais ce serait aller contre la pensée de Judt, cet appel incessant à l’honnêteté intellectuelle et à la nuance ; certes, il se montre peu tendre avec Sartre (« ce qui n’a jamais cessé de me troubler chez Sartre, c’est son incapacité persistante à penser droit, bien après que les ambiguïtés des années 1930 et 1940 se furent dissipées ») ou Cohn-Bendit ; certes, il a une certaine tendresse pour Aron et un respect total (ou presque) pour Orwell (qu’il départage avec clarté de Koestler sans pour autant dénigrer celui-ci), revendique l’influence de François Furet – je pourrais continuer de la sorte, et donc me servir de Judt pour étayer ma pensée tout en inclinant éventuellement la sienne. Ce serait malhonnête et en total désaccord avec un essai où retentit sans cesse le double appel évoqué ci-dessus.

D’autant que, célébrant la social-démocratie (mais s’insurgeant à l’idée de l’imposer : « la démocratie n’est pas la solution au problème des sociétés non libres », à propos de l’intervention des Etats-Unis en Irak), Judt célèbre surtout la morale. Exemple : « Ainsi, chaque fois qu’un imbécile déclare que Saddam Hussein est un Hitler réincarné, il nous faut entrer dans la mêlée et mettre de la complication dans ces âneries ». En quoi est-ce moral ? Parce que Judt, par cette attitude, fait passer l’exactitude, la vérité, avant l’utilité, la volonté de mettre un discours au service d’une idéologie. C’est ainsi que, plus loin, Judt feint de s’étonner : « Les intellectuels ne se demandent pas si une mesure [économique] est bonne ou mauvaise, mais si elle améliore ou non la productivité ». Et de continuer sur un appel à la réforme des sociales-démocraties : « L’effet de la domination du langage économique dans une culture intellectuelle qui a toujours été vulnérable à l’autorité des “experts” a freiné un débat social plus informé moralement ».

Je ne peux, âgé de quarante-trois ans et père de trois jeunes enfants, qu’adhérer à la façon qu’a Judt d’observer le monde et son état, tout en refusant de m’en servir et, surtout de la dévoyer (il serait tellement simple, par exemple, d’établir une critique d’Israël et du sionisme en amputant le propos de Judt de quelques mots – nul doute que d’aucuns ne s’en priveront pas). De même, sa vision de l’histoire et de la pertinence de son enseignement m’émeut, en tant qu’enseignant : « Il est extraordinairement difficile d’imaginer une société qui se passe complètement d’un récit cohérent et agréé de son passé. Il est donc de notre responsabilité de produire ce récit, de le justifier et de l’enseigner ». Cette notion de « responsabilité », essentielle dans tout cheminement intellectuel, dans toute volonté de transmission, voilà ce qui me semble au cœur de la pensée de Judt, et voilà pourquoi elle me touche et me bouleverse à certains égards.

C’est en raison de ce bouleversement, cher Léon-Marc, que j’ai choisi de parler de la sorte de Penser le XXe Siècle, maladroitement et de façon incomplète (l’analyse que fait Judt de la place du marxisme, une « religion séculière », demanderait à être répercutée en long et en large) : non pas comme un intellectuel, que je suis à peine, non pas comme un historien, que je ne suis absolument pas, mais comme un être humain du XXIe siècle, sensible j’aime à le croire, qui a été confronté cinq cents pages durant à cette terrible double honnêteté intellectuelle, parler sans a priori et en connaissance de cause, et en a retiré autant de plaisir que d’incitation à pratiquer cette double honnêteté, tout en ayant le désir de retourner à cet essai pour s’y rafraîchir l’esprit et celui de découvrir plus avant l’œuvre de Judt.

 

Au plaisir d’à mon tour vous lire,

 

Didier Smal

 


 

Né à Londres en 1948, Tony Judt est décédé en août 2010 des suites de la maladie de Charcot. Étudiant au King’s College de Cambridge et à l’École normale supérieure, il avait enseigné à Cambridge, Oxford, Berkeley et New York University. Depuis 1995, il dirigeait l’Institut Erich Maria Remarque, qu’il avait fondé. Spécialiste de l’histoire européenne, il est l’auteur de douze essais, dont Après-Guerre. Une histoire de l’Europe depuis 1945, désigné par la New York Review of Books comme l’un des dix meilleurs livres de 2005, Retour sur le XXe siècle (EHO, 2010), Contre le vide moral (EHO, 2011), élu l’un des vingt meilleurs livres de l’année par Le Point en 2011, et Le Chalet de la mémoire (EHO, 2012).

 

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A propos du rédacteur

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Didier Smal, né le même jour que Billie Holiday, cinquante-huit ans plus tard. Professeur de français par mégarde, transmetteur de jouissances littéraires, et existentielles, par choix. Journaliste musical dans une autre vie, papa de trois enfants, persuadé que Le Rendez-vous des héros n'est pas une fiction, parce qu'autrement la littérature, le mot, le verbe n'aurait aucun sens. Un dernier détail : porte tatoués sur l'avant-bras droit les deux premiers mots de L'Iiade.