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A propos de "Le Dernier qui s’en va éteint la lumière", Paul Jorion, par Didier Smal

Ecrit par Didier Smal le 11.02.17 dans La Une CED, Les Chroniques

Le Dernier qui s’en va éteint la lumière, Paul Jorion, Fayard, mars 2016, 288 pages, 19 €

A propos de

 

 

Paul Jorion (1946) a touché un peu à tout ce qui a fait avancer la connaissance de l’homme et sur l’homme durant les dernières décennies : sociologie, psychologie, intelligence artificielle, finance (il fut le premier à annoncer la crise des subprimes), et aujourd’hui qu’il a soixante-dix ans, il livre une réflexion ultime – bien qu’évidemment il soit tout à fait le bienvenu pour continuer son œuvre, forte déjà d’une vingtaine d’ouvrages et d’une pléthore d’articles, sur tous les sujets évoqués ci-dessus – ; cette réflexion ultime a un titre à la douce ironie, une recommandation presque délicate : Le Dernier qui s’en va éteint la lumière. On croirait presque la tendre parole d’une institutrice au moment de quitter la classe… A ceci près que, à en croire Jorion, dans deux ou trois générations, il n’y aura plus classe, ni institutrice – ni même d’enfants, d’ailleurs. Car c’est bien ce qu’annonce cet essai aussi bref que percutant : l’extinction prochaine de l’espèce humaine.

Avant de développer ce sujet, Jorion présente la forme de son essai, celle d’un « monologue à bâtons rompus » : « l’auteur des propos sait qu’il est entendu, et non pas par un psychanalyste qui lui a précisément enjoint de dire “tout ce qui lui passe par la tête, en ignorant les incohérences éventuelles”, mais par quelqu’un qui pourrait être d’un autre avis. Il lui faut donc tenir compte des objections possibles et se les faire à l’avance, coupant l’herbe sous le pied d’un contradicteur éventuel ». Ce pari, à la fois intellectuel et formel (il s’agit donc bel et bien d’inclure la contradiction à son raisonnement), Jorion le tient brillamment, parvenant à convaincre le lecteur. Mais pas n’importe quel lecteur : celui qui veut bien suivre le cheminement intellectuel de l’auteur et est déjà plus ou moins convaincu de sa justesse avant même d’ouvrir le livre ; car les autres, ceux qui ricanent à l’énoncé seul du titre et du contenu, ne liront de toute façon jamais ce livre. L’auteur de cette critique en a fait l’expérience en évoquant Le Dernier qui s’en va éteint la lumière devant des connaissances : il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre, et Jorion risque, au mieux, de passer pour un prophète de malheur ou, au pire, de prêcher dans le désert. Dans les deux cas, rien ne changera.

Et alors ? Et alors, l’humanité est en train de vivre ses dernières heures, tout simplement, voilà tout le propos de Jorion, et ce n’est pas amusant à lire, c’est même source d’une sourde et glorieuse mélancolie – même si son bref essai, au sous-titre clair (Essai sur l’extinction de l’humanité), ne fait que corroborer et synthétiser tout ce qu’on peut lire à gauche et à droite, lorsqu’on est un rien attentif.

Pour démontrer l’exactitude de cette assertion, l’auteur propose une formule, le soliton : « crise environnementale, crise de la complexité, système économique et financier fragilisé par la machine à concentrer la richesse qui en constitue le cœur, et que notre tolérance coupable envers la spéculation fragilise encore davantage ». Ce sont les trois causes, entremêlées au possible (exemple : qui n’a jamais entendu demander, à la suite d’une proposition environnementale intéressante et efficace, combien ça va rapporter ?), d’une extinction de l’humanité que Jorion ne pose même pas en hypothèse : c’est pour lui une certitude.

Bien sûr, écrire un livre pareil, et le publier (félicitons l’éditeur d’avoir accepté d’ainsi participer à une œuvre aussi édificatrice que, à certains égards, déprimante), ce n’est pas poser un geste de renoncement, et Jorion propose des pistes de réflexion pour se sortir de cette situation. Pour ce faire, il puise tant dans le cinéma (Mad Max : Fury Road, mais surtout Interstellar, qui lui semble une sorte de baume hollywoodien pour consoler l’humanité de son triste sort à venir), que dans la philosophie ou la psychologie – à chaque fois avec pour vertu de bien faire comprendre son propos et de ne sembler s’écarter de celui-ci que pour mieux y revenir. Il est ainsi question, en cours d’essai, d’eschatologie, de Nietzsche et Schopenhauer, d’Emile Zola (pour son roman L’Argent), de Jacques Lacan, de Hegel, de Karl Marx, de Rousseau, d’Aristote ou encore du psychologue Benjamin Libet, tous cités à bon escient, et tous concourant à la réflexion de Jorion, à cette conclusion effarante : nous ne sommes pas faits pour survivre. A moins que. A moins d’une solution étonnante sous la plume de cet intellectuel qu’on peut de bon droit soupçonner d’athéisme : « On constate donc que seules les conceptions aristotélicienne et chrétienne de la fraternité, respectivement de l’homme social par nature et des hommes frères en raison de leur père commun, sont à même, si elles sont largement partagées, de proposer une représentation dynamique du destin humain capable de renverser la tendance présente de notre système économique à la destruction irréversible des conditions de vie de notre espèce sur la terre ». La solution dans la fraternité ? Si celle-ci est bien entendue comme co-responsabilité, oui, tout à fait. Mais Jorion, pas plus que quiconque connaît un peu le genre humain, pour citer Gérard Manset, ne se berce d’illusions : plutôt crever que tendre la main, telle semble être la morale en vigueur depuis quasi la nuit des temps.

C’est indiqué ci-dessus : de cet essai au style limpide, à la pensée aussi claire que clairvoyante, ne peut que découler une sourde mélancolie. Celle-ci a quelque chose de baudelairien, dans sa volonté de voir néanmoins du beau dans cette situation, et l’ultime paragraphe de l’essai, porteur d’un espoir biaisé, peut à lui seul aider au deuil, notion abordée avec beaucoup de finesse au fil des pages du Dernier qui s’en va éteint la lumière ; on laisse la découverte de cet ultime paragraphe au lecteur intéressé, pour reproduire in extenso une question posée par Jorion en cours de réflexion, question dont la réponse pourrait elle aussi contenir une solution pour notre avenir commun : « Le spectacle de la vie ne nous est offert qu’une seule fois et, plutôt que de vouloir la contraindre dans le carcan d’un projet qui se serait déroulé comme prévu, ne vaut-il pas mieux chercher à la libérer entièrement des contraintes du devenir et, à défaut, de parvenir à lui imposer un sens, chercher, comme l’artiste, à la rendre tout simplement belle ? »

Pendant que j’écris ces mots de Jorion, Mitsuko Uchida interprète le scherzo de la sonate pour piano en si bémol majeur de Schubert sur le lecteur cd de mon bureau, et ces mots prennent une résonance particulière, celle d’un avertissement et d’une incitation – ceux contenus dans Le Dernier qui s’en va éteint la lumière.

 

Didier Smal

 

Anthropologue, expert en intelligence artificielle et spécialiste de la formation des prix, Paul Jorion jette depuis plusieurs années un autre regard sur l’économie ; il annonçait ainsi dès 2005 ce qui allait devenir la crise des subprimes.

 

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A propos du rédacteur

Didier Smal

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Didier Smal, né le même jour que Billie Holiday, cinquante-huit ans plus tard. Professeur de français par mégarde, transmetteur de jouissances littéraires, et existentielles, par choix. Journaliste musical dans une autre vie, papa de trois enfants, persuadé que Le Rendez-vous des héros n'est pas une fiction, parce qu'autrement la littérature, le mot, le verbe n'aurait aucun sens. Un dernier détail : porte tatoués sur l'avant-bras droit les deux premiers mots de L'Iiade.