Si, Lise Marzouk (par Matthieu Gosztola)
Si, mars 2018, 320 pages, 21 €
Ecrivain(s): Lise Marzouk Edition: Gallimard
Lise Marzouk est la cervoliste – les phrases sont, dans la façon qu’elles ont de se tenir ensemble, le cerf-volant – creusant, autant que parcourant en tous sens le ciel si bleu de sa douleur.
Page après page, il s’agit pour elle de trouver, dans l’écriture, – non péniblement mais par la grâce, funambulesque, donnée par l’amour –, la bonne distance, face à l’essentiel : « Il s’agit de l’essentiel après tout, il s’agit de mon fils ». Dans la lignée de Mallarmé et de son si délicat Pour un tombeau d’Anatole (introduction et notes de Jean-Pierre Richard, Points, collection Poésie, 2006).
Si est ainsi, d’abord, le « témoignage » bouleversant de l’expérience d’une mère, devant l’inexorable et l’assourdissant d’un péril, d’une détresse. Face à laquelle le langage demeure impuissant. Et les rêves eux-mêmes et les espoirs les plus fous : tous perdants, faibles, malhabiles devant l’inflexibilité du réel… Une détresse face à laquelle seul, demeure le pouvoir – infini – de l’amour : « Mes bras te seront un rempart supplémentaire pour que tu puisses rentrer au plus profond de toi-même et t’y tapir en secret. J’embrasserai ton pourtour ».
Et, dans la modulation faite de motifs, tout à la fois pudique et inlassablement précise de ce témoignage, Si apparaît comme la mise en forme d’un aveu d’impuissance, face au délitement, à la néantisation progressive, à l’embrasement de tous les possibles qui caractérisent ontologiquement un être en construction…
Devenu être en déconstruction.
Cancer.
Dont on ne se relèvera pas.
Face à un tel texte, il s’agit pour moi (comment faire autrement ?) de rendre voix : « Au début du deuxième mois, je ne te reconnais plus. Cela m’arrive d’un coup, sans prévenir. Je suis assise un jour en face de toi, je te regarde, je te parle, je t’écoute, et, soudain, je me rends compte que je ne te reconnais pas. Tu ne réponds plus à ma mémoire sensitive. Je sais, évidemment, dans mon cœur, mon âme et mon esprit, que tu es mon fils, mais rien, aucun signe, aucune caractéristique, ni physique ni morale, ne semble plus me permettre de t’identifier. Il y a d’abord ton crâne chauve. Ou presque chauve, ce qui est pire. Car, ici et là, au milieu de larges espaces glabres, des îlots de cheveux demeurent. Tantôt dressés en épis, tantôt retombants, comme collés sur ta peau lisse. Ils sont ternes, cassants. Ils ont l’air las et affaiblis. On dirait qu’ils se sont resserrés, par petits groupes de dix ou douze, pour mener un ultime combat contre l’ennemi qui les assiège. C’est Fort Alamo ou le dernier des Mohicans sur ton crâne désert. Je préférerais, à dire vrai, que tu sois complètement chauve. Tu serais toujours toi. Tu aurais pris ta tête de cancéreux, voilà tout. […] Il ne s’agit pas seulement de tes cheveux. Tout est altéré. Ton visage, aux joues gonflées par la cortisone, a pris une teinte fade […]. Tes muscles ont fondu. Tu parais malingre. Ton odeur a changé, elle aussi. Tu sens le vomi, le traitement buccal et le produit d’asepsie. Tu sens l’hôpital. Tu ne sens plus toi. Ta voix est également méconnaissable. Elle a grimpé dans les aigus à mesure qu’elleperdait en volume ».
Et tu « ne cherches plus […] à communiquer. Tu geins sans discontinuer, à petits cris. On dirait le vagissement étouffé d’un nouveau-né. Dans le même temps, tu peines à te déplacer. Ce corps déformé t’obéit mal. Tu n’avances plus qu’à petits pas, en glissant lentement tes pieds l’un après l’autre sur le sol, comme s’ils étaient devenus trop lourds à porter. Tu parles comme un bébé, mais tu marches comme un vieillard. Tu concatènes ainsi, dans leur absolue faiblesse, les deux extrémités de la vie, sans parvenir cependant à les concilier harmonieusement. Insupportable spectacle. C’est bien de là en effet que procède l’horreur. Non pas tant de la laideur en soi que du sentiment d’apercevoir soudain, cristallisée en un individu si frêle, l’étendue tout entière de l’humaine condition, ramassée dans l’étau qui l’enserre entre deux néants. Voilà ce que le traitement a fait de toi : un être hybride et contre nature, mélange effrayant de régression et de sénescence, branlant au bord du gouffre, tout prêt à retourner au non-être dont il s’arrache à peine. […] La dégradation pourrait se cantonner à ton aspect physique. Mais ton être moral paraît, lui aussi, effondré. Il t’a laissé, au cœur, un trou noir et béant. De toi, naturellement si lumineux, ne rayonne plus que de l’ombre. Où sont passés les aspirations, les colères, les larmes, les rêves et les joies d’enfant qui réussissaient jusqu’ici à gagner la surface ? Tu ne veux plus rien, tu n’espères plus rien, tu ne rejettes plus rien. Tu sembles avoir rendu les armes. J’ai si peur que tu abandonnes. […] ».
Veilleuse dans la tempête (les cahots et les noirs – car il est plusieurs noirs possibles, n’en déplaise à Manet : Soulages l’a bien compris – sont devenus innombrables), l’amour redessine patiemment les contours : lorsqu’on ne voit plus, lorsqu’on ne peut plus discerner, il s’agit, alors, de – pour que la vue nous soit rendue – seulement ressentir. Être dans ce lâcher-prise. S’abandonner. Les cahots deviendraient-ils si rapprochés que le sens de l’équilibre nous ferait totalement défaut. La terre s’arrêterait-elle de tourner. « Quand je t’enlace […], des sensations reviennent. Mon corps te retrouve au toucher. Tu es celui que je sentais déjà, sans l’avoir encore jamais vu, il y a dix ans. Celui que j’ai porté, en moi et hors de moi. Je te reconnais. Tu es mon enfant ».
Si est également un témoignage très juste du bouleversement vers la vie que provoque, en nous, l’expérience de la maladie lorsqu’elle frappe un, une aimé(e) à la folie (au point que cette folie devienne notre raison).
Lorsque l’on sort de l’hôpital, où l’on a si longtemps été confiné, parce que la prunelle de nos yeux s’y trouve, « [b]ien sûr, on crève d’envie de vivre. D’abord, tout est redécouverte. Un rien vous enivre. L’atmosphère du dehors, les rues de la ville, la reprise de l’école, un week-end en famille, une soirée entre amis. Le retour au quotidien vous surprend et vous donne le vertige. La routine est déjà, en soi, une échappée merveilleuse. Bientôt cependant, cela ne suffit plus. On en veut plus encore. On veut rattraper le temps perdu. Celui de la maladie et, aussi, celui d’avant. Alors, on s’invente des perspectives nouvelles. On vibre d’enthousiasme, on jalouse sa liberté, on aspire, en toute chose, à l’essentiel. On se prend à rêver de plaisirs inéprouvés et de désirs inassouvis, de voyages au long cours et d’amours infinies. On est avide, vorace de l’existence. On en devient boulimique ».
Seulement (et Lise Marzouk est également diserte sur ce point), dans le même temps, « on peine à avancer. On se sent empêtré. On dirait qu’on ne sait plus vivre. C’est que l’on est encore tout encombré de ce que l’on vient de traverser. On porte son traumatisme en bandoulière. De s’être produit une fois vaut à l’accident d’être toujours possible ».
Matthieu Gosztola
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