Poésie et cinéma, entretien avec Matthieu Gosztola Questions posées par Béatrice Bonhomme

– Quand et avec qui allez-vous au cinéma (seul, en couple, en famille, avec des amis…) ?
En matinée (souvenir inoubliable, enfant, de La Nuit du chasseur de Laughton) ou le soir. Plus souvent le soir. Seul ou en couple. Mais être au cinéma, dans ce noir chaud, accueillant, qui est (excitation et légère angoisse) comme le prélude d’une survenue, d’un accouchement miniature (l’accouchement d’une émotion), être au cinéma, c’est : ne jamais être seul, n’est-ce pas ? Puisque l’émotion que l’on éprouve est à la fois hautement singulière et universelle, étant partagée, du moins supposément, par toutes les personnes présentes. L’on est tous ensemble, toujours, et la solitude à laquelle nous convie la salle de cinéma, lorsque l’on y va seul, nous le fait confusément sentir, ressentir, à chaque instant, même quand cette constatation n’affleure pas, n’embrasse pas la conscience mais demeure nichée dans le profond inintelligible. Être au cinéma me fait toujours songer au sermon de John Donne mis en exergue par Hemingway dans Pour qui sonne le glas : « La mort de tout être humain me diminue, / Car je suis concerné par l’humanité tout entière ».
– Aimez-vous le cinéma et si c’est le cas, qu’est-ce que vous aimez dans le cinéma ?
J’aime – beaucoup – le cinéma. Ce que j’aime dans le cinéma, ce sont les visages. C’est la voix posée dans le silence. C’est un fragment de paysage, autrement invu (cf., par exemple, le dernier plan de La Ligne rouge de Malick). C’est un trouble (Kieslowski) d’un être en proie à ce qui le dévore et qu’il serait bien en peine de nommer. C’est un charme qui sourd, lumière pulsée, des contours d’une démarche, d’un visage modelé par les inflexions d’une voix, d’une pensée. Ce que j’aime dans le cinéma, c’est l’attention que l’on peut donner à tout ce qui fait sens, à tout : à tous les détails qui rendent singulier un instant, singulière une figure, qui font que chaque instant, chaque figure sont singuliers. Alors que la vie quotidienne, dans son flot turbulent, tumultueux (quand bien même une rigueur métronomique le gouverne), dans tout ce qui est propre à nous faire oublier l’essentiel, dans tout ce qui nous fait étreindre – sans même que l’on puisse conscientiser cette étreinte – nos topoï, est ce qui nous distrait, est ce qui nous enracine, dans notre angoisse souvent, dans nos préoccupations du au jour le jour toujours. Or, la vie est éblouissement, brûlure, sauvagerie partant du cœur pour revenir au cœur. La vie est, chaque jour, à chaque lever de soleil (cf. Yi Yi, le film taïwanais du réalisateur Edward Yang), une ineffable nouveauté (douceur), qui devrait nous surprendre, nous enchanter, nous ravir (dans les deux sens du terme). Et le cinéma est là pour – dans d’idéales conditions – nous le rappeler.
– Est-ce qu’il y a un (des) films que vous retenez de votre enfance ?
Trois films, vus en cachette, qui sont venus se nicher dans mon cœur, dans mon souffle. Théorème de Pasolini. La Double vie de Véronique de Kieslowski. Et Le Regard d’Ulysse d’Angelópoulos, avec cette quête si touchante d’un premier regard (cf. Les Fileuses– 1906 – des frères Manákis), avec ces références, qui m’ont tout de suite emporté, de l’Odyssée (cf. le chant XI, présence du devin Tirésias), avec, last but not least, dans la scène d’ouverture, ce bateau bleu foudroyant (de beauté surprenante) emprunté au Séducteurde Magritte…
– Y-a-t-il un « type » de cinéma que vous appréciez plus particulièrement ?
J’aime que le cinéma soit ce que Kieslowski cherchait, dans sa démarche : faire que la caméra soit ce qui glisse à l’intérieur de l’être pour filmer, plan après plan, son âme. Ou j’aime que le cinéma réponde à la définition qu’en a donnée, un jour, Godard : (en substance) Pour faire du cinéma, il suffit d’acheter un camescope, et de filmer sa petite amie. En somme, filmer l’indéfinissable, l’imprévisible ?, ce qui survient d’un point (insituable) de doux frottement : celui qui résulte du contact(rencontre) entre le cinéaste (un œil plongeant ses racines dans un trouble : dans des sentiments, des émotions…) et une figure, une unicité, une ipséité (dont l’efflorescence tient aussi au regard, aimant bienveillant, de la personne qui la filme). Savoureuse recette, dont on ne sait quels seront les ingrédients. Dont on sait quels sont les ingrédients, une fois le film fait.
– Est-ce que le cinéma a apporté quelque chose à votre écriture de poète ?
Le cinéma nourrit – intensément – mon écriture poétique. Plutôt qu’un commentaire, je vais vous confier, aveu, une survenue. Qui tient à mon regard posé sur le film Conte d’hiver de Rohmer sorti en 1992 et qui appartient au cycle des Contes des quatre saisons. Ce film a résonné en moi si fort, dernièrement, qu’il en est né le poème suivant, poème qui s’inscrira peut-être dans un recueil. C’est comme si la syntaxe du film (je fais référence notamment à son début) s’était immiscée dans le poème pour le modeler, de l’intérieur. Il n’y a bien sûr, dans ce geste, aucune objectivité. Seulement le constat comme quoi un trouble (né de la vision répétée du film) a trouvé, par le rythme, par la sémantique, une efflorescence. Syntaxe (filmique) faisant naître une syntaxe (poétique) : c’est comme si deux langages avaient pu, très modestement s’étreindre.
CONTE D’HIVER
les mots
les silences
contenus
dans les mots
le blanc
qui se trouve être
ce qui surprend
l’être
quand tendre
vers son ineffable
les mots et les silences
pour habiter le monde
pour être au plus près
du monde (tout et encore tout)
et donc au
plus proche de soi
l’intelligibilité du monde
et de son mystère
devenue
la maison
que l’on porte
à l’intérieur de soi
grâce
aux mots
et à leurs silences
ces mots sont le visage
tendu de l’âme
d’où l’intelligence corsetée
du langage
car il faut en passer par l’intelligence
il faut en passer par le marivaudage
que le langage offre avec les autres
c’est-à-dire avec lui-même
pour être au plus près de soi
et donc de ce qui vient
nous entourer
de ce qui vient
pour venir
voilà en substance
ce que nous apprend
Rohmer
reprenons
les mots
les silences
ces pétales
mouillés
ces pétales un peu fanés
et tombés des mots
que l’on tient près de soi
contre soi aussi
(un peu)
par bouquets
que l’on tient
pour offrir
les mots
la mer
le ressac
la transparence
d’un sentiment
(il nous laisse voir le monde)
(il nous laisse voir ce qui vient)
(il ne nous laisse pas voir ce qui s’en va)
(il nous laisse voir ce qui revient)
cette transparence
comme un vase que l’on
retient du regard
pour qu’il ne tombe pas
pour qu’il ne tombe jamais
même en cas de séisme
de grande amplitude
(c’est un conte)
(mais la vie est un conte)
(un souffle)
reprenons
les regards
qui touchent les choses
et ce qui est contenu
dans les choses
vient toucher le regard
(mais, on ne le sait pas)
les regards et les gestes
les silences et les moues
les gestes posés sur les choses
dans les choses
les gestes pour faire
se réveiller les êtres
chaque être est une
belle aux bois, comme un chant (comme un chat)
endormie
dans un conte
qu’il faut venir
réveiller
avec un vrai regard qui pourra
comme un arbre
(un arbre vraiment regardé)
être ce qui dit son nom (le réel)
son prénom
(ce qui dit pour chuchoter)
un regard
qu’on prend
avec soi pour ne plus jamais
se perdre
(se perdre, c’est ce moment où la souffrance nousarrive)
les mots et les gestes et les choses
pour être au plus près du mouvement
de
l’
élan
pour être au plus vrai
de la transparence
la mer allée avec le soleil
et les gestes pour venir
taire la grisaille
du souvenir
du soupir
les caresses suivies
d’un long silence
(fané)
reprenons
pour que revienne
la transparence
(ailée)
le simple mouvement
de l’eau
qui quitte sa source
pour trouver la lumière
(un visage)
il faut être heureux
(votre visage)
s’obliger au bonheur
comme une propédeutique
à la douceur (du monde, de tout ce qui est mélangé)
et alors
même dans l’absence
même dans la surprise
de ce qui ne revient jamais
et nous laisse coi
pourra
se dire
l’entrelacement
des transparences
reprenons
l’entrelacement
par quoi tout pourra se faire (se faire doucement)
et se retrouver
se retrouver
pour se trouver
reprenons
La mer
Le soleil sur la mer
Les poissons
Les mouettes
Le bateau
Les rires
Être nue
Marcher nue sur la plage
Sur les cailloux
Les coquillages
Les algues séchées par le soleil
La marinière
Posée
Pas tout à fait pliée pas tout à fait froissée
Par terre
Le livre ouvert refermé
Sur le meuble sous la lampe
Allumée
La lampe allumée pour faire l’amour
Le bois du meuble
L’appareil photo
Les promenades
Les rires
Les animaux
Le vélo
Les vélos
La jetée
Le sommeil
La sieste
Le soleil sur la mer
Le scintillement
Sa main à lui sur elle sur sa robe
Dans le sommeil
Sa main à elle sur elle
Dans le sommeil
Et le soleil avec eux
Le soleil le soleil
L’eau qui vient les réveiller
L’arbre illuminé
L’arbre en carton
La lumière qui a besoin d’une seule prise électrique
Pour exister
Tu es imprudente tu sais
Le rire pour seule réponse
Le rire comme assentiment à la vie
Au demeuré des choses
(Comme les algues
Et soi près des algues)
L’adresse (rue Victor Hugo)
Écrite sur le carnet
Avec un stylo plume
36 Rue Victor Hugo, 92400 Courbevoie
Se tromper sur son adresse
Prendre un mot pour un autre
Je voulais dire Levallois et j’ai dit Courbevoie
Je m’en suis aperçue six mois après
Quand j’ai rempli les papiers pour la maternité
J’ai fait le même lapsus
J’étais conne conne conne à lier
Tu as dû penser qu’il t’avait oublié ?
Non, j’ai plutôt pensé
Qu’il était mort
Métro Pont de Levallois-Bécon puis longer la Seine
Puis traverser la Seine
D’ailleurs voilà j’ai pris une décision
36 Rue Victor Hugo, 92300 Levallois-Perret (pas loin de la rue Jules Verne)
Métro Anatole France prendre la rue Voltaire
reprenons
les transparences
viennent
nous surprendre
dans notre cachette
mais ce n’est pas
pour nous faire
peur
c’est pour dire bonjour
bonjour ce n’est pas une politesse
c’est une vérité
ce jour est bon
Reprenons.
Tu fuyais ? Mais t’es folle.
Comment s’appelle-t-elle ?
Demande-lui.
Comment tu t’appelles ?
Le rire, les pleurs de joie (Pascal)
Le lit d’enfant, les barreaux du lit
Le doudou
Bouge pas, j’y vais. J’arrive !
Ouvrir la porte.
Bonjour.
Bonjour.
– Voyez-vous des relations et lesquelles entre ces deux arts : la poésie et le cinéma ?
Pour moi, Mère et fils de Sokourov – et ce n’est là qu’un exemple –, par le traitement minutieux de l’image (des heures de réglages techniques pour tourner chaque plan…), c’est de la poésie achevée…
Matthieu Gosztola/Béatrice Bonhomme
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