Pedro Páramo, Juan Rulfo (par Patryck Froissart)
Pedro Páramo, Juan Rulfo, Gallimard, Folio bilingue, avril 2023, trad. espagnol (Mexique), Gabriel Iaculli, 332 pages, 12,20 €
Edition: Folio (Gallimard)
« Considéré comme l’un des plus grands écrivains latino-américains, Juan Rulfo est aussi l’un des moins prolifiques. Après la parution en 1953 de son recueil de nouvelles, El Llano en llamas (Le Llano en flammes), puis en 1955 de son roman Pedro Páramo, il a cessé de publier. Ce silence, qui a duré jusqu’à sa mort en 1986, a contribué à faire de Juan Rulfo un mythe littéraire ». Extrait de l’introduction à la présente édition.
A écrivain singulier, roman unique.
Roman unique, puisque Rulfo n’en a pas écrit d’autre.
Mais roman unique par la singularité de sa composition, par l’étrangeté de ses personnages, de leurs actes, de leurs propos, de leur apparence, par l’exotisme planant de son décor, par le caractère décalé des situations et de la mise en scène, plus globalement par l’atmosphère déconcertante qui y règne.
Le narrateur premier lance en incipit la trajectoire narrative :
Je suis venu à Comala parce que j’ai appris que mon père, un certain Pedro Páramo, y vivait. C’est ma mère qui me l’a dit. Et je lui ai promis d’aller le voir quand elle serait morte.
Dès son arrivé en vue de Comala, le fils présumé de Pedro Páramo a l’impression de pénétrer dans une région désertée par ses habitants, dans un bourg en ruines, sur des terres jadis cultivées et désormais toutes en friche.
Il semble n’y avoir âme qui vive… puis des voix se font entendre, des personnes le croisent sans le voir, d’autres lui adressent la parole et se perdent bientôt dans le cours brumeux du récit, comme si l’auteur les effaçait, ou oubliait d’un coup les avoir fait entrer en scène.
Atmosphère, atmosphère…
Je me suis soudain trouvé seul dans les rues vides. Les fenêtres des maisons, ouvertes sur le ciel, laissaient passer les tiges de plantes grimpantes…
[…] J’ai vu un homme traverser la rue.
« Hé, toi ! ai-je appelé.
– Hé, toi ! » m’a répondu ma propre voix.
Pas âme qui vive… Mais alors, ces apparitions, ces soudaines incarnations d’apparence… des âmes mortes ? Le personnage en envisage l’hypothèse, puis en admet la possibilité, et, progressivement, s’insère et s’intègre dans cette « réalité » différente, déportée. La puissance magique de l’écriture de Rulfo agit simultanément sur le lecteur, lequel, oubliant lui aussi insensiblement l’improbabilité des scènes auxquelles il assiste, se laisse volontiers téléporter dans cet espace-temps parallèle, déréalisant, habité à la fois par des ombres, des morts, des morts-vivants, de pseudo survivants qui tous ensemble coexistent, interagissent, communiquent entre eux et, circonstanciellement, avec le visiteur.
« Je suis venu voir mon père.
– Pourquoi n’entrez-vous pas ? »
Je suis entré. C’était une maison dont la moitié du toit était écroulée. Le plafond et les tuiles jonchaient le sol. Sous l’autre moitié se tenaient un homme et une femme.
« Êtes-vous des morts ? » leur ai-je demandé.
La femme a souri. L’homme m’a regardé avec le plus grand sérieux.
On peut ne pas saisir immédiatement que ces échanges abolissant la ligne qui sépare la vie et la mort ont pour finalité convergente la reconstitution, par bribes, par fragments narratifs, par évocations en dialogues et monologues qui se recoupent, se contredisent parfois, se complètent par à-coups, d’un passé dominé par l’existence d’un homme qui, par la violence, la ruse, la corruption s’était accaparé toutes les terres, toutes les fermes, et toutes les femmes de Comala et des environs, et s’était ainsi constitué un immense domaine sur lequel il régnait en despote absolu : Pedro Páramo, le père, défunt, du narrateur.
Le narrateur à la première personne, par les cinq sens de qui le lecteur plonge en ce monde incertain, soudainement, au mitan du roman, disparaît lui aussi. Sa parole, son JE, sont remplacés sans transition par la vision omnisciente d’un narrateur extérieur qui raconte les forfaitures de Pedro Páramo, sa cruauté, son absence totale de scrupules, le droit de cuissage qu’il s’est arrogé, la succession des faits et méfaits par quoi il s’est emparé de tout, de tous et de toutes au motif originel de venger l’assassinat de son propre père (de même que fut assassiné en 1923 le père de l’auteur, ce qui peut éventuellement apporter un éclairage psychanalytique sur ce roman) jusqu’au jour où, suite au retour à Comala, à l’agonie et à la mort, de Suzanna, qu’il aime d’un amour passion depuis leur enfance commune…
On n’en dira pas davantage.
Atmosphère, atmosphère…
On pensera en cours de lecture, ici à Tieck, là à Maupassant, ou à Poe, ailleurs, de façon flagrante, à Lowry, bien sûr, et à la ville mexicaine, perdue, poussiéreuse, fantôme de Quauhnahuac où se déroule l’action d’Au-dessous du volcan.
Correspondances intertextuelles d’autant plus évidentes qu’on est convaincu, dès les premières pages, qu’on accède à l’univers d’un écrivain qui a sa place, à côté de ces créateurs, au panthéon universel des géants de la littérature.
A noter, ce qui représente un intérêt complémentaire : la présente édition est bilingue (version originale en espagnol mexicain sur les pages de gauche, traduction française en face).
Bon voyage dans l’ailleurs !
Patryck Froissart
Ce même ouvrage a été critiqué par Léon-Marc Levy dans La Cause Littéraire = http://www.lacauselitteraire.fr/pedro-paramo-juan-rulfo-par-leon-marc-levy
Juan Rulfo (Juan Nepomuceno Carlos Pérez Rulfo Vizcaíno) est un écrivain mexicain né à Sayula (ou Apulco) dans l’État de Jalisco le 16 mai 1917 et mort à Mexico le 8 janvier 1986. Il passe son enfance dans un orphelinat de Guadalajara. Son père est assassiné en 1923, ainsi que de nombreux membres de sa famille. La publication d’un recueil de nouvelles, El llano en llamas (1953), traitant de la vie des paysans de la région de Jalisco dans une nature aride et hostile, en fait un des écrivains mexicains modernes les plus célébrés. En 1955, il publie son unique roman Pedro Páramo, qui traite de la confusion entre le monde des morts et des vivants. Ce roman qui aura une répercussion mondiale reflète en particulier cette fascination qu’entretiennent les mexicains avec la mort. Après ces deux succès, il s’éloigne progressivement de l’écriture et travaille pour la télévision. Il finit sa carrière comme directeur éditorial de l’Instituto Indigenista de México.
- Vu : 978