Les Grandes Poupées, Céline Debayle (par Cyrille Godefroy)
Les Grandes Poupées, août 2020, 168 pages, 17 €
Ecrivain(s): Céline Debayle Edition: Arléa
Après avoir exploré la passion artistique et amoureuse dans son premier roman, Baudelaire et Apollonie, Céline Debayle reconstitue dans Les Grandes Poupées l’atmosphère des années 50 à travers le destin épineux d’une jeune fille de sept ans en proie au manque de père et à l’ambivalence des sentiments envers ses plus proches.
Tandis que la guerre d’Indochine fait rage et creuse la lézarde de l’empire colonial français, Céline Debayle dépeint le quotidien de deux sœurs et de leurs filles respectives durant l’été 53. L’une des sœurs espère le retour d’un mari soldat enferré dans la nasse du Viet-Minh, héros promis au cercueil bleu-blanc-rouge, l’autre fuit un mari engrené dans le milieu interlope marseillais, hurluberlu promis à la taule. Les deux fillettes, quant à elles, vénèrent au même degré d’incandescence leur père.
Céline Debayle choisit de se placer dans la tête de l’une d’elles et recompose à partir de cette lorgnette focale insolite le lien à la fois ludique et orageux unissant les deux jeunes cousines. Entre l’insouciance de la jeunesse et l’âpreté du contexte, le récit oscille sans cesse comme le balancier d’une horloge entre légèreté et gravité.
Alice, la narratrice de 7 ans, se replie dans son imaginaire, s’abreuve à de grisantes réminiscences, « insoucieuse, sans savoir que le bon temps meurt toujours ». Elle occupe sa vacance estivale dans l’arrière-pays niçois à se remémorer les instants magiques passés avec son père et à haïr ceux qui médisent de lui. À tel point que le huis-clos familial se gorge d’une tension larvée et prend parfois des allures de règlement de comptes.
Quoique flambeur et picoleur invétéré, glandouilleur et magouilleur de première, poussant le bouchon jusqu’à fricoter avec la pègre marseillaise, le père d’Alice a enchanté ses premières années. Mais la mère, sentant la déliquescence du bonhomme, a fini par rompre les amarres conjugales. Alice ne s’en remet pas, l’absence paternelle la taraudant sans discontinuer.
Sous le cagnard de la Riviera, le temps des merveilles semble inexorablement révolu pour Alice ; place aux tourments, aux interrogations, aux doutes, à l’angoisse : « Elle ne savait pas que l’enfer, c’est l’absence, dit Verlaine. Moi, à sept ans, je le savais ». Loin de la Loi, aux antipodes de l’autorité inflexible et répressive ayant généré tant de névroses et d’hystéries à l’aube du vingtième siècle, ce père déchu représente pour Alice la joie, la liberté, la poésie et la malice. Ce doux rêveur adepte de la flibuste la fit se sentir « l’enfant la plus aimée au monde ».
Plus que le récit lui-même, le style Debayle fait mouche. Sa prose âpre et râpeuse claque et cingle. L’ancienne journaliste élague, tranche, émiette afin que la phrase réfracte l’essentiel. Elle use d’une langue carillonnante aux sonorités rares et irisées, aux accents rieurs ou désabusés, sans frétiller dans le pathos ni barboter dans la mièvrerie. Céline Debayle aime les mots, chérit leur chant ; elle les choisit minutieusement, les travaille, les polit patiemment, leur confère un lustre épuré et rustique ; elle s’attarde sur ceux demeurant sur sa page, secrétant ainsi des écrits à la sève singulière et poétique.
Cyrille Godefroy
Céline Debayle est née à Nice et vit aujourd’hui à Paris. Grand reporter (Géo) et journaliste, elle a publié une quinzaine d’ouvrages dont Sur les traces de Lawrence d’Arabie (Séguier, 1989), Grèce (Flammarion, 1993) et un premier roman très remarqué, Baudelaire et Apollonie Le rendez-vous charnel (Arléa, 2019).
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