La nuit du cœur, Christian Bobin (par Matthieu Gosztola)
La nuit du cœur, octobre 2018, 208 pages, 18 €
Ecrivain(s): Christian Bobin Edition: Gallimard
La nuit du cœur est le fruit d’une expérience.
Est percée de deux fenêtres la chambre numéro 14 de l’hôtel Sainte Foy à Conques. L’une de ces fenêtres donne sur un flanc de l’abbatiale.
« C’est dans cette chambre, se glissant par la fenêtre la plus proche du grand lit, que dans la nuit du mercredi 26 juillet 2017 un ange est venu me fermer les yeux pour me donner à voir », écrit Christian Bobin.
Dans l’abbatiale, on donnait un concert. Et par la fenêtre, Bobin se concentrait sur la nuit d’été, « ce drapé d’étoiles et de noir ». Tout ce que nos yeux touchent devient humain… Et le poète d’écrire :
« Un livre m’attendait sur la table de chevet. Mon projet était d’en lire une dizaine de pages, puis de glisser mon âme sous la couverture délicieusement fraîche de la Voie lactée. Mais. Mais en me penchant pour fermer les volets de bois, je vis les vitraux jaunis devenir plus fins que du papier et s’envoler. Le plomb, le verre et l’acier qui les composaient, plus légers que l’air, n’étaient plus que jeux d’abeilles, miel pour les yeux qui sont à l’intérieur des yeux. Des lanternes japonaises flottant sur le noir, épelant le nom des morts. À cette vue je connus l’inquiétude apaisante que donne un premier amour ».
Le sommeil, bienfaisante plume dansant sur le corps, ainsi que l’a décrit Nietzsche. Au matin, Bobin fut accueilli, poussant les volets, par – errant sur la colline – une brume de peinture chinoise. Et le poète de commenter : « Je m’étais couché au vingt et unième siècle. Je me réveillais au septième. Une fumée de nuages traînait au ciel. Une rouille verte réjouissait les toits. La mousse est le manteau de Dieu, dont il déchire des pièces pour les jeter sur les épaules frileuses des morts. Cette floraison timide qui ne va pas jusqu’aux fleurs, cette échine vert-de-gris d’un muret, la flatter de la main, c’est faire entrer dans son cœur la pensée qui délivre de toutes pensées, le consentement à vivre donc à perdre ».
Au cours du mois qui a suivi, Bobin a écrit, d’abord dans l’intimité en flammes de sa pensée. Faisant in fine du papier le champ minuscule où se couche l’ombre des fleurs mouvante, des fleurs mourantes (mais toujours à renaître dans l’émotion que nous avons éprouvée face à elles et qui a su faire son nid en notre profond). Faisant de son livre la caisse de résonance de la manière qu’ont les vitraux de brûler – sans bruit aucun – sous les paupières. Dans l’abbatiale du corps.
Si La nuit du cœur est un ouvrage qui se veut, à bien des égards, le compagnon de La noche oscura de Jean de la Croix, le dernier livre de Bobin est surtout le fils de L’homme-joie paru chez L’Iconoclaste en 2012 et republié chez Gallimard dans la collection Folio en 2017.
Il faut ainsi se tourner vers L’homme-joie pour mieux appréhender, déchiffrer les traits de La nuit du cœur, la façon qu’ils ont d’être modulés par le charme d’une attitude. Attitude de la voix (une voix indissociable d’un regard). Modulation d’un chant humble, proche du silence. Comme la poésie de Jaccottet sait être la trace du passage en douceur savante d’un gigantesque pinceau dans l’eau d’un ruisseau (ayez cette image en tête). Comme la poésie de Jaccottet sait posséder cette bonté grâce à quoi ont pu être capturés dans l’écriture, dans son cours, les infimes, et inoubliables remous d’un tel passage.
« Je ne veux plus écrire que des lettres d’amour pour entendre le bruit qu’elles font quand on les déchire » (La nuit du cœur). Des lettres d’amour : dans le noir (de la chambre), le bleu. « Partons de ce bleu, si vous voulez bien. Partons de ce bleu dans le matin fraîchi d’avril. Il avait la douceur du velours et l’éclat d’une larme. J’aimerais vous écrire une lettre où il n’y aurait que ce bleu. Elle serait semblable à ce papier plié en quatre qui enveloppe les diamants dans le quartier des joailliers à Anvers, […] un papier blanc comme une chemise de mariage, avec à l’intérieur des grains de sel angéliques, une fortune de Petit Poucet, des diamants comme des larmes de nouveau-né » (L’homme-joie).
« Le verre illuminé des vitraux de Conques, doux comme le papier cristal qui protège les livres anciens, dit que nous ne sommes séparés de la grâce que par un rien. C’est dans la purification de cette pensée que je m’endors dans la chambre 14 » (La nuit du cœur). Quel est ce rien ? « Vous voyez le monde. Vous le voyez comme moi. Ce n’est qu’un champ de bataille. Des cavaliers noirs partout. Un bruit d’épées au fond des âmes. Eh bien, ça n’a aucune importance. Je suis passé devant un étang. Il était couvert de lentilles d’eau – ça oui, c’était important. Nous massacrons toute la douceur de la vie et elle revient encore plus abondante. La guerre n’a rien d’énigmatique – mais l’oiseau que j’ai vu s’enfuir dans le sous-bois, volant entre les troncs serrés, m’a ébloui. J’essaie de vous dire une chose si petite que je crains de la blesser en la disant. Il y a des papillons dont on ne peut effleurer les ailes sans qu’elles cassent comme du verre. L’oiseau allait entre les arbres comme un serviteur glissant entre les colonnes d’unpalais. Il ne faisait aucun bruit. Il était aussi simplement vêtu d’or qu’un poème. Voici, je me rapproche de ce que je voulais vous dire, de ce presque rien que j’ai vu aujourd’hui et qui a ouvert toutes les portes de la mort : il y a une vie qui ne s’arrête jamais. Elle est impossible à saisir. Elle fuit devant nous comme l’oiseau entre les piliers qui sont dans notre cœur. Nous ne sommes que rarement à la hauteur de cette vie. Elle ne s’en soucie pas. Elle ne cesse pas une seconde de combler de ses bienfaits les assassins que nous sommes » (L’homme-joie).
Matthieu Gosztola
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