L'homme-joie, Christian Bobin
L'homme-joie, octobre 2012,190 p., 17 €
Ecrivain(s): Christian Bobin Edition: L'Iconoclaste
Christian Bobin, écrivain chrétien vivant en marge du monde littéraire, et même un peu de notre monde moderne, ne fait pas l'unanimité chez les critiques. Certains jugent en effet son écriture mièvre et son propos d'une douceur béate et résignée, tandis que d'autres le tiennent pour un des plus grands poètes de notre temps !
Il n'est pas besoin de partager la croyance de l'auteur pour reconnaître dans L'homme-joie, son dernier livre, la marque d'un authentique poète dont les mots touchent puissamment dans leur simplicité. Et même si certains passages peuvent prêter parfois à sourire, Christian Bobin m'est plus apparu comme un écrivain mystique que religieux, comme un poète à l'écoute du silence et à l'affût de la beauté qui «[brûle] les apparences de la vie comme celle de la mort» (p.106) et donne «assez de feu pour traverser les étendues glacées du monde» (p.124). Son regard sur le monde et sur les hommes (vus comme «champ de bataille» et «assassins» - dont il ne s'exclut pas) n'accorde en effet qu'une importance relative à cette réalité tristement explicable, le poète veillant à préserver, à glorifier l'amour dans une vision harmonieuse conciliant le monde «banal» et «l'autre monde». Une approche apaisée du mystère qui n'est pas exempte de beauté.
L'homme-joie, c'est ce «Roi-soleil» que nous avons tous en nous «dans la grande salle de notre coeur» et que nous ignorons souvent «par distraction» car il ne «descend de son trône pour faire quelques pas dans la rue» que «quelques secondes». Mais «quelques secondes suffisent, n'est-ce pas, pour vivre éternellement» (p.17 et 16).
Ce recueil de dix-sept courts textes en prose poétique, lettres ou récits, dont les adresses fréquentes au lecteur marquent un souci de proximité et de partage, entremêlent souvenirs, hommages et méditations. Ces fragments, eux-mêmes entrecoupés d'étranges aphorismes manuscrits - qui le plus souvent les introduisent ou parfois les concluent - ont en commun d'être traversés d'éclairs fulgurants, d'«apparitions» miraculeuses, de «visions» qui éblouissent et de voix énigmatiques ou de musiques divines. Des instants «suspendus» qui soulèvent «la vie banale» «au-dessus d'elle-même»(p.103), des révélations portées par des «anges», des artistes «employés du ciel» ou de très humbles messagers, par des «oiseaux aux ailes prophétiques», des «anges à crinière» ou des gitans «ambassadeurs du grand ciel».
Il y a place pour le lecteur dans cet homme-joie qui se présente comme une sorte de «maison zen» dont «un quart» lui est réservé, l'auteur ayant toujours rêvé en effet d'un petit livre «dont la fontanelle ne serait pas encore soudée»(p.37). Et c'est un livre qui n'explique pas mais «éclaire» car «la vraie lumière ne vient que par illuminations, [par] explosions intérieures»(p.34/35). Lumière fragile et fugace qui ne peut être saisie qu'en mouvement, avec une extrême délicatesse :
«J'essaie de vous dire une chose si petite que je crains de la blesser en la disant. Il y a des papillons dont on ne peut effleurer les ailes sans qu'elles cassent comme du verre» (p.14).
Ce recueil est placé sous le signe du «bleu en majesté».
Il part en effet de ce bleu du ciel, un bleu inépuisable, mystère d'un monde éternel, d'une vie «qui ne s'arrête jamais» :
«Je n'aime que les livres dont les pages sont imbibées de ciel bleu – de ce bleu qui a fait l'épreuve de la mort. Si mes phrases sourient, c'est parce qu'elles sortent du noir» (p.17), affirme Christian Bobin dont le carnet bleu (1) manuscrit envoyé à «la plus que vive» (2), disparue prématurément, constitue le coeur du livre. La mort de la femme aimée : «une épreuve du noir» source de lumière, une épreuve initiatique dont l'auteur est revenu riche car «on peut traverser la mort à gué avec un seul poème en poche»(p.86) :
«A présent, j'écris. Dans l'amour, dans la lumière, j'écris. Avec des mots plus lumineux que la lumière (...) pour atteindre ce qui n'est plus sujet aux éclipses, pour gagner cette clarté que ne désoriente plus la lente rotation des jours. Les mots sont les mêmes. Ceux de la nuit. Ceux du plein jour. (...) Du désespoir. De l'espoir.»(Un carnet bleu)
Et dans le dernier texte, après avoir tout au long du recueil ouvert les portes de ce champ guerrier cerné de «murailles» dans lequel nous nous enfermons, comme il l'annonçait en exergue du livre (3), le poète conclut en revenant au bleu, à cette éternité béante :
«Je regarde le bleu du ciel. Il n'y a pas de porte. Ou bien elle est ouverte depuis toujours. Dans ce bleu, j'entends parfois un rire» (p.179).
Le «fou-rire de Dieu», celui d'«un enfant qui se cache» car cet «autre monde» «est ce rire».
L'homme-joie fait resurgir un paradis perdu. La légèreté et la grâce fragile de ces textes se pare de l'innocence d'un «tout petit enfant» «confiant», proche du mystère céleste, qui n'est pas sans rappeler cet enfant ivre d'hirondelles et connaissant la langue des anges que tente de retrouver aussi Raymond Farina, par éclats fugaces, dans nombre de ses poèmes. Un poète dont Christian Bobin décline souvent dans ce recueil le même «alphabet».
1) Un carnet intime - puisqu'adressé à la bien aimée après sa mort - qui pour cette raison et malgré la beauté de son écriture n'avait peut-être pas sa place, à mon sens, dans ce livre...
2) La Plus que vive (1996) est le titre d'un précédent livre de l'auteur rendant hommage à son amie décédée
3)«Ecrire, c'est dessiner une porte sur un mur infranchissable, et puis l'ouvrir.»
EXTRAIT :
Soulages, p.32
(...) En haut du ciel, dernier étage, les peintures de Soulages.
Ce qu'on voit nous change. Ce qu'on voit nous révèle, nous baptise, nous donne notre vrai nom. Je suis un enfant dans une buanderie, devant les draps noirs mis à sécher sur une corde. Les tableaux sont de grandes bêtes vivantes allongées, un peu engourdie d'être là. Une lumière d'or bat leurs flancs. Leur souffle est lourd, lent, imbibé de silence. Je ne sais quoi faire devant elles qui ruminent l'herbe noire de l'éternel. Montpellier a disparu, engloutie par la paix fabuleuse de ces toiles bien plus sûrement que par une inondation.
Emmanuelle Caminade
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