Espace lointain, Jaroslav Melnik
Espace lointain, août 2017, 313 pages, 21,20 €
Ecrivain(s): Jaroslav Melnik Edition: Agullo Editions
Ce roman est un plaisir comme la SF nous en donnait naguère. Une idée directrice et le déroulement des conséquences qu’elle entraîne, qui va jusqu’au vertige d’un monde insondable. On revient aux fondamentaux de la SF, ceux de Poul Anderson, de Clifford Simak, Brian Aldiss ou Isaac Asimov.
Le monde est aveugle. Tous les habitants du monde. Mais – et c’est ce qui tient tout – ils ne le savent pas car ils ne savent pas qu’on peut voir. Ils naissent tous aveugles depuis la nuit (c’est bien le mot) des temps. L’univers s’est organisé en fonction : chaque individu vit dans son « espace proche », son environnement matériel immédiat et tout y est fait pour qu’il vive, qu’il subvienne à ses besoins. Quand un individu se déplace, il ne le fait pas dans l’espace en général mais dans et avec son espace proche. Personne n’a conscience ou perception de l’espace lointain – l’au-delà de lui-même et de ceux qui entrent dans son espace proche. Et ainsi va le monde. Les aveugles sont « heureux », ils vivent dans un univers sécurisé, rassurant, un univers qui ne les assaille pas de questions sur leur condition. Tout est prévu pour leur confort, balisé par des repères sonores pour leurs déplacements.
Une première question surgit au lecteur dès l’axiome premier posé. Ce monde a-t-il toujours été aveugle ? Très vite Jaroslav Melnik nous glisse un indice qui s’avèrera décisif. Dans un échange entre le héros, Gabr, et son ancien professeur Mokr, celui-ci lui dit :
« A l’époque où j’étais encore étudiant en doctorat j’ai trouvé des livres singuliers. Pendant longtemps, j’ai été obsédé par ces ouvrages, puis je me suis lassé. C’étaient des livres très anciens, vieux de mille ans.
– Qu’avaient-ils de si étrange ?
– Ils étaient vierges, complètement vides. Ils ne contenaient pas un seul mot. Des milliers de pages vides.
– Qu’est-ce que ça veut dire ?
– Je ne suis pas parvenu à répondre à cette question.
– Ils étaient peut-être destinés à la lecture électronique ?
– Non, ces livres n’étaient pas constitués de plaquettes, leurs pages étaient en papier, en papier lisse. Pas la moindre trace. Une idée m’a alors traversé l’esprit : et si, autrefois, les hommes étaient dotés d’organes sensoriels que nous ignorons complètement ? »
Mille ans donc, que les hommes vivent dans l’obscurité.
Gabr est l’un de ces hommes. Et un jour, il voit. Il perçoit des sensations d’un autre espace, il perçoit l’ailleurs, l’espace lointain. Enfin, comme il ne sait pas ce qu’est « voir », il perçoit ce qu’il prend d’abord pour des hallucinations, avant de comprendre ce qu’est le concept voir. De fait, il ne le comprendra que quand il aura rencontré d’autres gens qui ont vu ou qui voient encore. Et son monde bascule.
Gabr va découvrir, au-delà de la matérialité de l’univers qui l’entoure et qui l’effare, l’effraye, le mode réel d’organisation du monde, celui qu’aucun aveugle ne sait, une manipulation totalitaire effroyable.
C’est une belle réflexion sur la docilité et la liberté que nous offre Jaroslav Melnik à travers cet excellent roman de science-fiction. Que serait la SF sans allégorie sur le monde à venir ? Et celle qui sous-tend ce roman est saisissante.
Il y a un moment que la SF ne nous avait pas livré une œuvre de ce niveau.
Léon-Marc Levy
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