Cahiers de prison (février-octobre 1946), Louis-Ferdinand Céline (par Matthieu Gosztola)
Cahiers de prison (février-octobre 1946), Louis-Ferdinand Céline, Gallimard, mai 2019, édition de Jean Paul Louis, Les Cahiers de la NRF, série Céline (n°13), 240 pages, 20 €

Céline : il y a des pages magnifiques, en lesquelles a infusé la clarté architecturale dont fait preuve Sawallisch dans son enregistrement de La Flûte enchantée de Mozart. Pages où le rythme de la langue sert une vision.
Ainsi Voyage au bout de la nuit, et cette réécriture de La Prisonnière de Proust* : « Question de la surprendre, de lui faire perdre un peu de cette superbe, de cette espèce de pouvoir et de prestige qu’elle avait pris sur moi, Sophie, de la diminuer, en somme, de l’humaniser un peu à notre mesquine mesure, j’entrais dans sa chambre pendant qu’elle dormait. C’était alors un tout autre spectacle Sophie, familier celui-là et tout de même surprenant, rassurant aussi. Sans parade, presque pas de couvertures, à travers du lit, cuisses en bataille, chairs moites et dépliées, elle s’expliquait avec la fatigue… Elle s’acharnait sur le sommeil Sophie dans les profondeurs du corps, elle en ronflait. C’était le seul moment où je la trouvais bien à ma portée. Plus de sorcelleries. Plus de rigolade. Rien que du sérieux.
Elle besognait comme à l’envers de l’existence, à lui pomper de la vie encore… Goulue qu’elle était dans ces moments-là, ivrogne même à force d’en reprendre. Fallait la voir après ces séances de roupillon, toute gonflée encore et sous sa peau rose les organes qui n’en finissaient pas de s’extasier. Elle était drôle alors et ridicule comme tout le monde. Elle en titubait de bonheur pendant des minutes encore et puis toute la lumière de la journée revenait sur elle et comme après le passage d’un nuage trop lourd elle reprenait glorieuse, délivrée, son essor… On peut baiser tout ça. C’est bien agréable de toucher ce moment où la matière devient la vie. On monte jusqu’à la plaine infinie qui s’ouvre devant les hommes. On en fait : Ouf ! Et ouf ! On jouit tant qu’on peut dessus et c’est comme un grand désert… ».
Ainsi Mort à crédit : « Nous voici encore seuls. Tout cela est si lent, si lourd, si triste… Bientôt je serai vieux. Et ce sera enfin fini. Il est venu tant de monde dans ma chambre. Ils ont dit des choses. Ils ne m’ont pas dit grand-chose. Ils sont partis. Ils sont devenus vieux, misérables et lents chacun dans un coin du monde. Hier à huit heures Madame Bérange, la concierge, est morte. Une grande tempête s’élève de la nuit. Tout en haut, où nous sommes, la maison tremble. C’était une douce et gentille fidèle amie. Demain on l’enterre rue des Saules. Elle était vraiment vieille, tout au bout de la vieillesse. Je lui ai dit dès le premier jour quand elle a toussé : “Ne vous allongez pas, surtout !… Restez assise dans votre lit !”. Je me méfiais. Et puis voilà… Et puis tant pis. Je n’ai pas toujours pratiqué la médecine, cette merde. Je vais leur écrire qu’elle est morte Madame Bérange à ceux qui l’ont connue. Où sont-ils ? Je voudrais que la tempête fasse encore bien plus de boucan, que les toits s’écroulent, que le printemps ne revienne plus, que notre maison disparaisse. Elle savait Madame Bérange que tous les chagrins viennent dans les lettres. Je ne sais plus à qui écrire… Tous ces gens sont loin… Ils ont changé d’âme pour mieux trahir, mieux oublier, parler d’autre chose… Vieille Madame Bérange, son chien qui louche on le prendra, on l’emmènera… Tout le chagrin des lettres, depuis vingt ans bientôt, s’est arrêté chez elle. Il est là, dans l’odeur de la mort récente, l’incroyable aigre goût… Il vient d’éclore… Il est là… Il rôde… Il nous connaît, nous le connaissons à présent. Il ne s’en ira plus jamais. Il faut éteindre le feu dans la loge. À qui vais-je écrire ? Je n’ai plus personne. Plus un être pour recueillir doucement l’esprit gentil des morts… pour parler après ça plus doucement aux choses… Courage pour soi tout seul ! Sur la fin ma vieille bignolle, elle ne pouvait plus rien dire. Elle étouffait, elle me retenait par la main… Le facteur est entré. Il l’a vue mourir. Un petit hoquet. C’est tout. Bien des gens sont venus chez elle autrefois pour me demander. Ils sont partis loin, très loin, se chercher une âme. Le facteur a ôté son képi. Je pourrais moi dire toute ma haine. Je sais. Je le ferai plus tard s’ils ne reviennent pas. J’aime mieux raconter des histoires. J’en raconterai de telles qu’ils reviendront, exprès, pour me tuer, des quatre coins du monde. Alors ce sera fini et je serai bien content ».
Ainsi D’un château l’autre : « Le même mystère avec Bessy, ma chienne, plus tard, dans les bois au Danemark… elle foutait le camp… je l’appelais… vas-y !… elle entendait pas !… elle était en fugue… et c’est tout !… elle passait nous frôlait tout contre… dix fois !… vingt fois !… une flèche !… et à la charge autour des arbres !… si vite que vous lui voyiez plus les pattes ! bolide ! ce qu’elle pouvait de vitesse !… je pouvais l’appeler ! j’existais plus !… pourtant une chienne que j’adorais… et elle aussi… je crois qu’elle m’aimait… mais sa vie animale d’abord ! pendant deux… trois heures… je comptais plus… elle était en fugue, en furie dans le monde animal, à travers futaies, prairies, lapins, biches, canards… elle me revenait les pattes en sang, affectueuse… elle est morte ici à Meudon, Bessy, elle est enterrée là, tout contre, dans le jardin. Je vois le tertre… elle a bien souffert pour mourir… je crois, d’un cancer… elle a voulu mourir que là, dehors… je lui tenais la tête… je l’ai embrassée jusqu’au bout… c’était vraiment la bête splendide… une joie de la regarder… une joie à vibrer… comme elle était belle !… pas un défaut… pelage, carrure, aplomb… oh, rien n’approche dans les Concours !… c’est un fait, je pense toujours à elle, même là dans la fièvre… d’abord je peux me détacher de rien, ni d’un souvenir, ni d’une personne, à plus forte raison d’une chienne… je suis doué fidèle… fidèle, responsable… responsable de tout !… une vraie maladie… anti-jeanfoutre… le monde vous régale !… les animaux sont innocents, même les fugueurs comme Bessy… on les abat dans les meutes… je peux dire que je l’ai bien aimée, avec ses folles escapades, je l’aurais pas donnée pour tout l’or du monde… pas plus que Bébert, pourtant le pire hargneux greffe déchireur, un tigre !… mais bien affectueux, ses moments… et terriblement attaché ! j’ai vu à travers l’Allemagne… fidélité de fauve… À Meudon, Bessy, je le voyais, regrettait le Danemark… rien à fuguer à Meudon !… pas une biche !… peut-être un lapin ?… peut-être !… je l’ai emmenée dans le bois de Saint-Cloud… qu’elle poulope un peu… elle a reniflé… zigzagué… elle est revenue presque tout de suite… deux minutes… rien à pister dans le bois de Saint-Cloud !… elle a continué la promenade avec nous, mais toute triste… c’était la chienne très robuste !… on l’avait eue très malheureuse, là-haut… vraiment la vie très atroce… des froids -25°… et sans niche !… pas pendant des jours… des mois !… des années !… la Baltique prise… Tout d’un coup, avec nous, très bien !… on lui passait tout !… elle mangeait comme nous !… elle foutait le camp… elle revenait… jamais un reproche… pour ainsi dire dans nos assiettes elle mangeait… plus le monde nous a fait de misères plus il a fallu qu’on la gâte… elle a été !… mais elle a souffert pour mourir… je voulais pas du tout la piquer… lui faire même un petit peu de morphine… elle aurait eu peur de la seringue… je lui avais jamais fait peur… je l’ai eue, au plus mal, bien quinze jours… oh, elle se plaignait pas, mais je voyais… elle avait plus de force… elle couchait à côté de mon lit… un moment, le matin, elle a voulu aller dehors… je voulais l’allonger sur la paille… juste après l’aube… elle voulait pas comme je l’allongeais… elle a pas voulu… elle voulait être un autre endroit… du côté le plus froid de la maison et sur les cailloux… elle s’est allongée joliment… elle a commencé à râler… c’était la fin… on me l’avait dit, je le croyais pas… mais c’était vrai, elle était dans le sens du souvenir, d’où elle était venue, du Nord, du Danemark, le museau au nord, tourné nord… la chienne bien fidèle d’une façon, fidèle au bois où elle fuguait, Korsør, là-haut… fidèle aussi à la vie atroce… les bois de Meudon lui disaient rien… elle est morte sur deux… trois petits râles… oh, très discrets… sans du tout se plaindre… ainsi dire… et en position vraiment très belle, comme en plein élan, en fugue… mais sur le côté, abattue, finie… le nez vers ses forêts à fugue, là-haut d’où elle venait, où elle avait souffert… Dieu sait !… Oh, j’ai vu bien des agonies… ici… là… partout… mais de loin pas des si belles, discrètes… fidèles… ce qui nuit dans l’agonie des hommes c’est le tralala… ».
Avec les cahiers utilisés entre février et octobre 1946 par Céline au cours de sa détention à la prison de l’Ouest (Vestre Fængsel) de Copenhague (cahiers réunis ici pour la première fois en volume, et qui s’avèrent être un document irremplaçable pour qui souhaite comprendre la trajectoire de l’auteur de Rigodon), c’est tout autre chose : le rythme de la langue sert une colère**. Céline, dans son travail, « se nie, se dépasse et se transforme, de même qu’il dément le bien-fondé de la réalité environnante, au nom des injonctions […] de la colère », pour reprendre la formulation de Jean Starobinski dans L’œil vivant II (La relation critique, édition revue et augmentée, Gallimard, collection Tel). Une colère justifiée selon l’auteur de Mort à crédit, qui n’hésite pas à résumer en l’un de ses cahiers : « La France à toutes les époques s’est toujours montrée féroce envers ses écrivains et poètes, elle les a toujours persécutés, traqués […] », elle a « emprisonné ses écrivains autant qu’elle pouvait ». Consécutivement, dans D’un château l’autre (publié en 1957), l’on pourra lire : « Je serais plus médecin, je chaufferais plus… je resterais couché tout l’hiver… je peux plus compter sur personne, ni sur rien… couché, je penserais à l’imbécile façon que partout j’ai été victime… que je me suis croisé pour des prunes !… zut !… que d’autres m’ont tout carambouillé !… y compris mes manuscrits !… et qu’ils s’en portent à ravir ! tous mes bois aux Puces !… toutes les injustices, je peux dire… rien n’a manqué ! ».
C’est là l’erreur de Céline : avoir sombré dans le ressentiment, à juste titre stigmatisé par Nietzsche. Autrement dit ne pas avoir compris l’injonction de Beckett (« sans », in Têtes-mortes) : « Ruines vrai refuge vers lequel d’aussi loin par tant de faux ». Injonction qu’a parfaitement comprise, quant à lui, Henry Miller : « Ça m’a bien l’air d’être fini, ma vie Villa Borghèse. Très bien… je ramasserai ces pages, et je m’en irai. Les choses arriveront ailleurs. Il arrive toujours quelque chose. Il semble qu’il y ait du drame partout où je me trouve. Les gens sont comme des poux. Ils s’insinuent sous votre peau, et ils s’y enterrent. Vous grattez et vous grattez jusqu’à ce que le sang vienne, mais vous ne pouvez pas vous épouiller pour tout de bon. Partout où je vais, les gens font un beau gâchis de leur vie. Chacun a sa tragédie privée. C’est dans le sang maintenant : le malheur, l’ennui, le chagrin, le suicide. L’atmosphère est saturée de désastre, de déception, de futilité. Gratte, gratte et gratte… jusqu’à ce que la peau ait disparu. Et cependant, l’effet que ça me produit est d’exciter ma gaieté. Au lieu d’être découragé, déprimé, je me régale. J’appelle à grands cris désastres sur désastres, calamités de plus en plus grandes, échecs toujours plus gigantesques. Je veux que le monde entier soit désaxé, que tous se grattent à en crever ! » (Tropique du Cancer).
Matthieu Gosztola
* « En entrant dans la chambre, écrit Proust, j’étais resté debout sur le seuil, n’osant pas faire de bruit, et je n’en entendais pas d’autre que celui de son haleine venant expirer sur ses lèvres, à intervalles intermittents et réguliers, comme un reflux, mais plus assoupi et plus doux. Et au moment où mon oreille recueillait ce bruit divin, il me semblait que c’était, condensée en lui, toute la personne, toute la vie de la charmante captive, étendue là sous mes yeux. Des voitures passaient bruyamment dans la rue, son front restait aussi immobile, aussi pur, son souffle aussi léger, réduit à la simple expiration de l’air nécessaire. Puis, voyant que son sommeil ne serait pas troublé, je m’avançais prudemment, je m’asseyais sur la chaise qui était à côté du lit, puis sur le lit même. […] Par instants, elle était parcourue d’une agitation légère et inexplicable, comme les feuillages qu’une brise inattendue convulse pendant quelques instants. Elle touchait à sa chevelure, puis, ne l’ayant pas fait comme elle le voulait, elle y portait la main encore par des mouvements si suivis, si volontaires, que j’étais convaincu qu’elle allait s’éveiller. Nullement ; elle redevenait calme dans le sommeil qu’elle n’avait pas quitté. Elle restait désormais immobile. […] Alors, sentant que son sommeil était dans son plein, que je ne me heurterais pas à des écueils de conscience recouverts maintenant par la pleine mer du sommeil profond, délibérément, je sautais sans bruit sur le lit, je me couchais au long d’elle, je prenais sa taille d’un de mes bras, je posais mes lèvres sur sa joue et sur son cœur […] ».
** Une colère souvent rentrée, et ce du fait des conditions d’utilisation des cahiers, clairement énoncées par l’administration pénitentiaire : « Les cahiers doivent être traités correctement. Il est interdit d’écrire en dehors des lignes ou sur la couverture, et d’en détacher ou d’en déchirer des pages. On ne doit pas écrire sur l’affaire [dont on est justiciable] ni sur la détention. Tout propos licencieux et malséant est également interdit. L’usage abusif du cahier entraînera le retrait de l’autorisation, et selon les circonstances, une sanction disciplinaire. Si le détenu souhaite garder le cahier lors de sa libération, il doit l’indiquer […]. Le droit de garder le cahier est décidé par l’Inspection ».
- Vu: 1467