Bas la place y’a personne, Dolores Prato (par Matthieu Gosztola)
Bas la place y’a personne, septembre 2018 trad. italien et postface Laurent Lombard, Jean-Paul Manganaro, 896 pages, 35 €
Ecrivain(s): Dolores Prato Edition: Verdier
Bas la place y’a personne n’est pas à proprement parler un roman. C’est « un long ruban narratif qui essaie de nouer pour les enchaîner les uns aux autres les lambeaux de ce que fut une enfance », qui emprunte ses modulations à la fable, et qui donne à voir, d’envoûtante manière, les tableaux d’un monde disparu, en l’occurrence l’Italie rurale à la charnière du XIXeet du XXesiècle.
« J’ai plus désiré voyager qu’être aimée ; naturellement jamais je n’ai voyagé ; s’il y eut quelque apparence de voyage, ce fut une dérision : je suis allée à Vienne, juste une heure ». « À l’écart et seule, je l’étais toujours […]. Jamais je n’eus ne serait-ce qu’un baiser […]. Tante n’avait pas le temps de me caresser, elle avait trop à faire à l’intérieur d’elle-même […] ».
Enfant abandonnée par ses parents, comme le rappellent Laurent Lombard et Jean-Paul Manganaro, Dolores Prato fut confiée à ceux qu’elle appelle ses oncles : un prêtre et sa sœur qui l’accueilleront dans leur maison de Treja, une petite ville des Marches, entre Recanati, Macerata et Loreto. Sera une constante tout au long de sa vie la « difficulté à être », comme si une blessure fondatrice empêchait l’aboutissement de bien des démarches. Cette absence – et c’est là l’émouvant du livre – ne sera toutefois pas vécue comme une récrimination, mais plutôt comme une singularité. Au nombre des obstacles et des ratages (« toujours j’ai vécu dans la lutte, jamais victorieuse, jamais vaincue, mais toujours résistante ») : le pensionnat, au sortir de l’enfance, ressenti comme un emprisonnement ; l’impossibilité qui fut la sienne d’être titularisée sur un poste d’enseignement ; les rétorsions du régime fasciste à son encontre ; les rapports affectifs difficiles, conflictuels quelle entretiendra avec les hommes de sa vie ; tous ses premiers écrits publiés à compte d’auteur.
Cela poussera l’auteure à affirmer : « Nous ne sommes jamais commencés ». Et Dolores Prato d’ajouter : « Nous commençons à être avec le premier souvenir que nous rangeons dans notre magasin. Le lieu où l’on eut les premières alertes de la vie devient nous-mêmes ».
Ainsi, elle peut écrire, avec le sérieux que met une plante à sortir de terre : « Je suis née sous une petite table ». Moment « absolu et total de la première prise de conscience où, sous cette table – commentent Laurent Lombard et Jean-Paul Manganaro –, elle se met à l’abri et cache l’effroi d’être à nouveau rejetée de la famille, donc du monde, et où elle commence à s’accrocher désespérément à tous les éléments d’une réalité immédiate qui constituent la matière de cette “protection de résistance” : le sol, les miettes durcies qui le jonchent, les couleurs qui l’entourent, les alignements de briquettes, les trames dont les tissus sont faits et qui ne cessent de varier infiniment au moindre déplacement d’air ou de lumière, deviennent les conditions essentielles et diversement fondatrices pour s’accrocher à la vie qu’elle croit qu’on lui refuse ».
C’est de là, peut-on penser, que vient l’extraordinaire acuité du regard de l’auteure, qui fait qu’elle peut restituer tout ce qui a fait son alentour avec une précision enchanteresse (car jamais pesante, car empruntant au souffle, à l’air, aux fées de l’air, leur grâce, qui est une).
Et, racontant, il s’agit pour Dolores Prato de donner à la narration son incandescence et sa vérité sensible. Devient flammèche l’écriture. Laquelle s’emploie à restituer la fragilité de cet ineffable petit embrasement qui correspond, en tout point, aux moments vécus par l’enfance (vécus : étreints ; étreintes qui, là, souvent rudoient, même invisiblement, mais sans que la grâce ne se trouve congédiée). Flammèche qui, avec douceur vacille, se couchant presque, mais sans être – jamais – soufflée par le silence, comme en témoigne la longueur de l’ouvrage. Devient lumières l’écriture : ce ballet. Mais flammèche et lumières laissant aux ombres toute leur place. Pour que ces dernières tissent, dans un éphémère toujours recommencé, une vie : leur vie. Une vie tremblotante, qui est – pour la pensée – presque aussi éblouissante que le halo proche.
Le passage suivant est en cela parfaitement révélateur de ce qu’est Bas la place y’a personne dans son entièreté, Dolores Prato s’affirmant en catimini cousine d’un Grasselli : « Lors de ce premier temps qui fut le mien, Treja était le village aux nombreuses lumières : il y avait la lumière électrique, l’acétylène, les chandelles, les lampes à huile, celles à pétrole. Lumières jeunes, vieilles, nouvellement nées, se partageant l’obscurité sans se faire la guerre. Le mot réverbère était encore vivant ; mais déjà un peu une fable, un peu fantôme. Dans les rues, tournées vers le bas, des assiettes en fer émaillé, sombres au-dessus, blanches en-dessous et au milieu, telle une grosse goutte, la lampe électrique. Le Corso était éclairé par les fameuses lampes à arc : des ballons ronds accrochés au milieu d’un fil qui traversait la rue comme dans les ruelles les cordes à linge. Grasselli, magicien de la lumière électrique, horloger de profession, l’apportait dans les maisons et la donnait dans les rues. Il escaladait une échelle incroyable : elle était repliée comme un ruban sur la charrette qui la transportait, mais en tournant une manivelle elle se levait tout en restant droite en l’air sans aucun appui, comme un épi de chiendent ; au sommet de cet épi grimpait Grasselli, et Gisleno restait à terre pour assurer la manœuvre, ou c’était Grasselli qui restait à terre et Gisleno, plus agile, qui montait. […] Ils tiraient à portée de leurs mains le gros ballon de verre couleur lait et ils changeaient les charbons. Les charbons étaient plus longs qu’un cigare, mais lisses, sans trace, de ventre, pointus à une seule extrémité. Ceux qu’ils changeaient n’avaient plus de pointe, à sa place un petit cratère. Ils plaçaient les deux charbons neufs, les pointes l’une contre l’autre, proches mais sans qu’elles se touchent ; et c’était justement ce baiser inaccompli qui décochait la lumière ».
Suspendons notre lecture. Allons à la fenêtre : ouvrons un livre d’art. Puis reprenons, après avoir, distraitement, sauté quelques lignes : « Mon oncle était en train de feuilleter un livre, il s’arrêta parce qu’il s’était rendu compte que j’étais intéressée par ce panneau de la Sixtine où dans le vide du ciel il y a l’index de Dieu contre l’index d’Adam, aucun de nous deux ne parla, mais je vis que le véritable inventeur des lampes à arc avait été Michel-Ange. À arc ou pas, c’étaient des lampes discrètes qui aidaient la lumière nocturne, elles n’éblouissaient pas comme les lumières du progrès qui cachent, étourdissent, écrasent, n’éclairent pas. Seule éclaire et donne du relief la lumière qui n’efface pas les ombres. Dans les maisons où entra la lumière électrique, les ombres sur les murs s’arrêtèrent ; ayant besoin de respirer l’air pour vivre, les anciennes flammes palpitaient et avec elles les ombres. La lumière électrique venait d’une ampoule fermée qui n’avait pas besoin d’air, au contraire elle exigeait le vide. Elle était certes plus prompte, mais entrer en communion avec cette lumière jamais ne serait possible ».
Matthieu Gosztola
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