Anonyme, Le Classique des Poèmes/Shijing en la Pléiade (par Matthieu Gosztola)
Edition: La Pléiade Gallimard

[poèmes extraits de l’Anthologie de la poésie chinoise – Bibliothèque de la Pléiade –, dans une traduction de Rémi Mathieu, revue pour cette édition], Gallimard, coll. Folio bilingue (n°221), octobre 2019, 160 pages, 6,20 €
La barbarie. Partout. Rilke, à la fin des Élégies, emploie cette expression : « les infiniment morts », pour nous désigner. Déjà, Hölderlin, dans Hypérion, écrivait : « Les hommes de douleur / Chancellent, tombent / Aveuglément d’une heure / À une autre heure / Comme l’eau de rocher / En rocher rejetée / Par les années dans le gouffre incertain ». « Que peut faire la littérature face à la barbarie ? », s’interroge Javier Cercas, avant de murmurer : « Absolument rien ou presque rien […] ». Écoutons, par la voix de Moeris, cette déploration présente dans la IXe églogue des Bucoliques de Virgile : « Mais nos vers, Lycidas, valent au bruit des armes / Ce que vaut devant l’aigle un essaim de colombes ». « Que peut faire la littérature face à la barbarie ? », s’interroge Javier Cercas, avant de murmurer (nous ne l’avons pas laissé finir) : « Absolument rien ou presque rien, mais elle devrait œuvrer comme si elle pouvait faire absolument tout ».
Si elle peut absolument tout, la littérature, c’est par la douceur, cet essaim de colombes. Ainsi la poésie chinoise, « plus beau chemin pour s’incorporer le monde et briser la distance ritualisée que les Chinois ont toujours instaurée entre les hommes, ainsi que le constate le sinologue Rémi Mathieu. Dans une société si durement hiérarchisée, elle trouve […] sa place en chaque couche sociale. Dans la bouche paysanne, elle rythme les fêtes et les travaux ; chez le lettré, elle perpétue l’amour des Anciens et encourage la création ; chez le souverain ou le dirigeant politique, elle marque son humanité et sa majesté, car lui-même compose et calligraphie ses œuvres. Dénonçant le chaos social comme le désordre intérieur aux êtres, elle aspire à transcender et à dépasser les classes et les époques par cet appel à une harmonie globale que la Chine recherche avec passion et souhaite porter. Le champ poétique est un vaste espace de liberté dans une société qui n’en connaît guère, un domaine où règne le lâcher-prise dans un cadre sociopolitique qui le pratique fort peu. En Chine, sans doute plus qu’ailleurs, la poésie est le mode d’expression privilégié, perpétuellement vivant, d’un monde de tensions qui voit en elle le lieu unique de formulation d’un idéal de civilisation harmonieuse »*.
Matthieu Gosztola
* Cf. Kang-i Sun Chang et Stephen Owen, The Cambridge History of Chinese Literature, 2 volumes, tome I : To 1375, Cambridge et New York, Cambridge University Press, 2010.
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