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Les Livres

Kallocaïne, Karin Boye (par Didier Smal)

Ecrit par Didier Smal , le Mardi, 14 Janvier 2025. , dans Les Livres, Critiques, Science-fiction, La Une Livres, Pays nordiques, Roman, Folio (Gallimard)

Kallocaïne, Karin Boye, Folio, juin 2024, trad. suédois, Leo Dhayer, 288 pages, 9,40 € Edition: Folio (Gallimard)

 

Publié en Suède en 1940, Kallocaïne a aussitôt été traduit en anglais et a pu ainsi influencer fortement George Orwell pour son propre 1984, même si on se doute que Boye a elle-même été influencée par Le Meilleur des mondes de Huxley. On peut donc de bon droit considérer ce roman comme l’un des chefs-d’œuvre de la dystopie, genre qui surgit à l’époque où les totalitarismes naissaient et s’enracinaient en Europe, et qui connaît toujours un grand succès aujourd’hui.

La société que décrit Boye est basée entièrement sur la surveillance de tous par tous (dans cet ordre d’idée, chaque foyer se voit imposer une « assistante domestique » choisie par l’État), avec une subdivision et un cloisonnement des forces productives (le narrateur, Leo Kall, habite ainsi la « Ville de Chimie n°4 »), et une obligation pour chaque citoyen de prendre part à des exercices militaires au moins quelques soirs par semaine. Les enfants sont des inconnus, l’on se marie sans affection, l’on vit dans des appartements minuscules où les pièces sont modulables, l’on mange des plats peu nourrissants, l’on doit se soumettre à l’auto-critique – bref, l’on vit dans un État totalitaire où le bien-être individuel doit passer après « la sécurité de tous, la sécurité de l’État ».

Les Sacrifiés, Au cœur de la tragédie arménienne, Élise Boghossian (par Guy Donikian)

Ecrit par Guy Donikian , le Mardi, 14 Janvier 2025. , dans Les Livres, Recensions, La Une Livres, Plon, Histoire

Les Sacrifiés, Au cœur de la tragédie arménienne, Élise Boghossian, éditions Plon, octobre 2024, 202 pages, 21 € Edition: Plon

Élise Boghossian est la petite-fille d’un immigré arménien, Zadig, victime du génocide de 1915. Mais l’auteure est également à la tête d’une ONG, EliseCare, qui vient en aide aux victimes de guerres. Les attaques turco-azéries de 2020 dans le Haut-Karabagh l’ont bouleversée, et les questions sur le devenir de son pays d’origine l’ont immanquablement conduite à reprendre le fil de son histoire, de celle de son père et de son grand-père. Ce sont là les deux axes, les deux entrées de son texte : la guerre en Artsakh (Haut Karabagh) menée par l’Azerbaïdjan que la Turquie seconde, et la cristallisation de sa mémoire par l’écriture pour honorer la vie de ses ascendants.

Élise Boghossian a bien évidemment été alertée par les attaques menées sur le Haut-Karabagh par l’Azerbaïdjan, d’autant plus que « l’adversaire recrute à tour de bras des mercenaires en Libye, en Syrie, au Pakistan ou en Afghanistan. Et la Turquie s’affiche fièrement aux commandes de ce carnage ». Ne clame-t-on pas d’ailleurs, au plus haut niveau de l’État turc, qu’il faut achever « les restes de l’épée », expression privilégiée pour désigner aujourd’hui encore les rescapés du génocide et leurs descendants.

La Morale remise à sa place, Rémi Brague (par Marc Wetzel)

Ecrit par Marc Wetzel , le Mardi, 14 Janvier 2025. , dans Les Livres, Les Chroniques, La Une CED

La Morale remise à sa place, Rémi Brague, Gallimard, novembre 2024, 160 pages, 18 €

 

Tout le monde voit à peu près ce qu’est la morale : l’effort de vouloir (activement) le bien du prochain en renonçant librement (à proportion) à la satisfaction du sien propre. C’est, typiquement, le geste généreux (pour autrui) et ingrat (pour soi) – au cours duquel on peut, bien sûr, se tromper (le sauveteur maladroit qui noie celui qu’il secourt), tromper (et faire passer, en autrui, pour bien qu’il veut, le mal même qu’on lui fait, par piège corrupteur ou subornation de naïf) ou être trompé (comme le gogo qui s’échine pour qui le gruge), mais s’imposer délibérément un coûteux devoir pour soulager ou aider autrui – voilà ce que chacun spontanément juge moral, ne serait-ce que parce qu’on sait qu’on serait content qu’autrui en fasse autant en retour (même si, par principe, on s’abstient ici de le réclamer, ou même de l’espérer : la morale est don de soi sans conditions, ou n’est rien).

Rue Ordener, rue Labat, suivi de Autobiogravures, Sarah Kofman (par Charles Duttine)

Ecrit par Charles Duttine , le Lundi, 13 Janvier 2025. , dans Les Livres, Critiques, La Une Livres, Roman, Verdier

Rue Ordener, rue Labat, suivi de Autobiogravures, Sarah Kofman, Editions Verdier, septembre 2024, 192 pages, 12 € Edition: Verdier

 

La géographie des souvenirs d’enfance

C’est une évidence que tout un pan de la littérature et non des moindres a partie liée avec les récits d’enfance. N’y-a-t-il pas dans les souvenirs de cette époque-là matière à imaginer, rêver, s’aventurer et finalement à écrire ? L’enfance et ses récits ne se réfugient-ils pas dans un territoire intérieur, si riche en images, d’une encombrante fragilité, vibrantes d’émotions et saturées de sens ? Tout cela semble prêt à resurgir, comme une rivière qui se perd dans des profondeurs et réapparaît plus loin avec force. La géographie nous parle de fausse source mais de vraie résurgence. Et, on doit à Gérard de Nerval cette étonnante formule dans Les Filles du feu, et qui fait comme un écho à cette image géographique : « Inventer, au fond, écrit-il, c’est se ressouvenir ».

Une écharde dans la chair, Réginald Gaillard (par Didier Ayres)

Ecrit par Didier Ayres , le Lundi, 13 Janvier 2025. , dans Les Livres, Les Chroniques, La Une CED, Poésie

Une écharde dans la chair, Réginald Gaillard, éditions de Corlevour, décembre 2024, 135 pages, 18 €

 

Témoignage de la perte

Quel sujet difficile que celui de la transcription poétique de la perte d’un être cher (je le sais, ayant perdu à 20 ans d’intervalle deux de mes sœurs, ce qui m’a poussé davantage vers l’écriture poétique). Le recueil de Réginald Gaillard parvient à dresser non pas tout à fait une élégie pathétique, mais un chant de désespoir et de manque. Celle qui a disparu, malgré tout a été une chair aimante, un corps que le souvenir garde en lui-même comme une trace indélébile. Du reste, le poème rend compte de cette corporalité – et encore celle du poète. Ce dernier s’appuie sur une tache violente, intraduisible, je veux dire la mort.

Le texte est sans cesse rôdant sur le seuil de la vie, voyant dans la personne morte celle d’une aimée, y compris dans sa présence sexuelle, l’odeur de cyprine, des jambes qui s’entrouvrent. C’est pour cela que ces poèmes débordent de simples élégies, confiants dans l’anamnèse physique de celle qui est perdue. La mort reste chair.