Ulla ou l’effacement, Andréas Becker (par Murielle Compère-Demarcy)
Ulla ou l’effacement, Andréas Becker, Éditions d’En Bas Illustr. de couverture : Jean-Denis Bonan

S’effacer devant le monde, comme Ulla dans l’insoutenable absurdité de vivre, ouvre un espace scriptural vertigineux au tempo singulier. Un ravissement a lieu ici dans le laps d’effacement d’une femme, au sens d’un rapt de soi et d’une violence aussi tragique que sublime opérée dans le ravissement de la vie le long d’une descente infernale. Est sublime ce qui nous dépasse, nous terrifie, nous fascine. Ulla, personnage principal, nous sidère autant que le monde lui est jusque dans son agonie un scandale dans son affirmation de soi et de la vie. Dans Ulla ou l’effacement la langue narrative, ciselée, opère à cœur ouvert l’absence au monde progressive d’une femme que le narrateur et le lecteur accompagnent dans un mal-être irréversible. La joie de vivre pourrait-elle (re)jaillir de l’effacement, comme dans la chanson Le Mal de vivre de Barbara ? Et, que peut dire encore la langue, que lui reste-t-il d’exprimable lorsque la vie s’en va ? Nous retrouvons ces questions existentielles (essentielles) posées par l’écrivain-essayiste-peintre-auteur-interprète et correspondant littéraire, Andréas Becker, comme il le fit par exemple dans un dialogue avec Philippe Bouret autour de la créativité, dans Je suis redevenu celui que je n’avais jamais été (éditions Douro, 2024).
La tendresse tisse toujours chez Becker la toile vivante des histoires déroulées par l’acte d’écrire relié immanquablement par le cordon insécable de la vie. D’une situation tragique, Becker extrait un récit puissant au message tendre et humaniste. Passés au sas de l’Écrire, les drames existentiels s’infusent d’une sève scripturale irriguant toute une forêt humaine et qui donne à accueillir la lumière significative et nourricière d’une quête vers la (re-)construction de soi et de sa propre vie à la lumière et avec les autres. Car de ces drames relatés par l’écrivain doit bien quelque part survivre une étincelle d’espérance ?
Becker prête sa voix aux femmes aussi, souvent, et quelque chose de la voix de Marguerite Duras s’entend parfois, dans le ressassement du personnage, voire via des signes manifestes d’écholalie ; par la technique d’écriture du flux de conscience (stream of consciousness). Transmettant le point de vue cognitif du personnage principal, en donnant l’équivalant écrit du processus de sa pensée, Andreas Becker nous rend témoins d’une détresse transcrite avec une puissance poignante. Une « détresse » tabou, sorte de Méduse sur laquelle ne doit surtout pas se poser notre regard et que l’auteur, par ses mots, nous donne à voir, paraphant le narratif d’une singularité qui fait que l’on sait, que l’on reconnaît, que ce que nous lisons là, ce n’est pas du Marguerite Duras, ce n’est pas du Virginia Woolf, malgré des similitudes dans le registre, la tonalité et modalités de la Voix écrivante , mais que, c’est bien du Andréas Becker.
Elle, elle était allongée sur le canapé, sur le dos, une main sur son ventre bombé d’eau. C’était ça, elle, là. Elle n’était rien d’autre que ça, là, le canapé contre un mur blanc, un mur vide. C’était dans les vapes qu’elle était. Quelque part là, oui, sans doute. Il faudrait dire ça plus exact peut-être, mais on ne peut pas. Ce qu’on ne peut pas, il faudrait l’essayer ici.
Le canapé était bouteille vert, ça je me souviens.
Ça ne disait rien, elle.
L’alcoolisme d’Ulla lui prend la tête, mais aussi retient trop de liquide dans ses membres, dans son corps en chute libre sauf pour trouver encore la force d’avaler des médicaments et de nouveau, de l’alcool.
Elle dansait sur les crevasses de son visage, dans les ravins de ses seins. Son ventre avait pris une énorme rondeur, mais ses bras et ses jambes étaient toujours plus maigres, la peau flageolait sus ses muscles, comme apathique. Ce corps, c’était ça qui était de moins en moins. C’était ça comme une transparence, cette peau-là qui enveloppait encore comme un peu de corps.
L’alcool noie Ulla et elle s’y noie corps et âme. La récurrence d’un signifiant indéfini pour nommer le tragique signifié (« ça », « c’était », « ç’avait dit ça », « c’était autre chose comme rien », « c’était rien » …) - par saisissement d’un relief profondément contrasté (la langue est d’autant plus vague que le drame qu’elle relate est tragique) - souligne le drame possible de toute vie. L’écrivain devient le témoin-conteur expressionniste d’une agonie d’autant plus effroyable qu’en surgit, a contrario, le visage de loin en loin de la beauté.
Elle (…) respirait comme un chauffage mal réglé, ça faisait des bulles de salive sur ses lèvres. La glaise, ça s’accumulait dans sa gorge. La toxicité du corps, d’elle-même maintenant, lui faisait comme des hallucinations. Elle était belle, là, la nuit, dans cette nuit pâle. Ce n’était pas encore sa dernière nuit.
Avec une délicatesse tendre de ce qui nomme sans oser trahir ni déformer ce qui déjà ne tient plus qu’à un fil, Andréas Becker nous offre le regard aiguisé de son écriture, circonscrivant le drame qui se déroule là, posant/pesant ses mots comme autant de carreaux de fenêtres découvrant sans le figer un paysage mental retentissant.
Ulla n’a plus que trois mois à vivre. Comment emplir le rien qui la plombe sur une place vide où son anéantissement la condamne à une déchéance mortelle ? Qu’existe-t-il encore du fantôme de soi-même dont l’ombre même n’a plus d’épaisseur et quand la vie perd tout volume, toute perspective ? Car l’écrivain sans doute ne se contente pas, par ce récit, de transposer une vie en perdition… Coquille vide aux déplacements automatiques (Ulla n’est plus qu’un automate « dans un hôpital automate (…) devant la grande mer du rien »), comment continuer quand l’alcool devient son Amour, son amour de vivre à perdre la raison et la santé mentale, le temps mort d’avance d’une existence traversée le laps plat d’une vie inutile ? Que devient plus généralement la vie, lorsque son abandon est signé par tacite capitulation ?
La vie d’Ulla est « un malentendu » ; les mots de l’écrivain ne pourraient-ils pas par leur lucide tendresse recoudre un peu ce qui se défait, le temps d’un récit, histoire de retenir un peu Ulla parmi nous ? Si Ulla veut par son alcoolisme « tuer le monde », l’écrivain ne peut-il, avec et pour elle, mettre un peu d’encre dans son ivresse forte et tenter de faire vivre par la trace écrite ce qui meurt ?
Elle voulait, par là, tuer le monde. Tuer ses enfants, tuer son mari, tuer son amant, venger son monde. Elle était là, sur le canapé, la vengeresse terrible d’un monde qui n’avait pas voulu d’elle. Elle était la vengeresse souriante, celle qui ne vous oublie pas.
Telle une revanche sur la vie l’Écrire s’annonce salvateur, couché sur la page pour mieux faire sourdre, entendre le Mal-être et, au désir malheureux de vengeance d’êtres/personnages en souffrance qui veulent en finir, restituer leur monde adoré, revendiqué jusqu’à la noyade dans la mer de rêves trop grands mais, rescapé du naufrage par l’île du récit. Une insularité rayonne dans le noir, faite de solitude mais aussi solidaire, au sein d’un archipel d’humanité où l’effacement n’est jamais total. Tant que demeurera l’espoir ; tant qu’il y aura l’Écrire ; tant qu’il y aura Andréas Becker…
Par son destin de femme allemande se figeant dans l’ataraxie et le retrait par l’alcoolisme du monde des vivants, Ulla figure aussi ce qui se donne à voir dans un miroir lorsque celui-ci est dangereusement traversé, au-delà des apparences, jusqu’à « la désintégration » … comme elle donne à voir le destin du monde, ici en Allemagne à Pâlebourg, où « on mourait tout seul » … Pâlebourg dont le nom reproduit la livide couleur, « dans la nuit pâle » de la mort d’Ulla. Toujours cette juxtaposition du sublime et de l’ordinaire dans le cadre du quotidien, dont le contraste reflète nos nuances singulières, nos singularités précaires en même temps que précieuses. Avec, des mots simples pour « dire ça, simplement », si justement ; des mots qui parlent et résonnent à l’intérieur de nous...
© Murielle COMPÈRE-DEMARCY (MCDem.)
- Vu: 308