La mémoire délavée, Nathacha Appanah (par Patryck Froissart)
La mémoire délavée, Nathacha Appanah, Mercure de France, collection Folio, 6 février 2025, 150 pages, 7,60 €
Ecrivain(s): Nathacha Appanah Edition: Mercure de France
La République de Maurice se qualifie de « nation arc-en-ciel » en référence à la pluralité, à la diversité des composantes de sa population, officiellement classée en quatre catégories de citoyens : les Sino-Mauriciens, les Musulmans, la Population Générale (dont les Cafres descendants des esclaves africains et les Franco-Mauriciens issus des colons), et les Indo-Mauriciens, catégorie à laquelle appartient Nathacha Appanah, journaliste et romancière bien installée dans le paysage littéraire francophone.
C’est à l’occasion de l’observation des complexes, inextricables, inexplicables circonvolutions du vol migratoire d’une nuée d’étourneaux que l’autrice est saisie par la résurgence de la blessure plus ou moins refoulée, néanmoins toujours latente, de l’angoissante présence de larges zones d’ombre contrastant avec des bribes ténues, fragiles, de rares faits connus dans la chaîne nébuleuse de la migration familiale dont elle constitue l’un des maillons actuels.
« Trente-neuf ans séparent l’arrivée des premiers coolies et la naissance de mon grand-père. Si ces trente-neuf ans ressemblaient à un vide noir et opaque, j’aurais pu écrire qu’il n’y a rien et ça aurait été facile. […] Mais il existe quelques traces… ».
Le roman se construit dès lors dans la difficile et douloureuse tentative de raccorder entre eux les chaînons indiciels permettant de reconstituer, au mieux possible, par un subtil jeu de yo-yo, le fil ascendant/descendant des générations dont la genèse est le débarquement à Maurice en 1872 du couple ancêtre, accompagné d’un fils âgé de onze ans, dans le cadre de l’engagisme massif d’Indiens mis en oeuvre par les autorités suite à l’émancipation des esclaves africains.
« Je ne veux pas simplement raconter mes grands-parents, je veux dépasser le récit, de la complexité à l’envers mais de la simplicité à l’endroit. Je rêve d’un livre qui dirait le passé, le présent et tout ce qu’il y a entre ».
Foncièrement, logiquement, naturellement, thérapeutiquement, pour la narratrice, une meilleure connaissance du « d’où viens-je ? » devient la condition nécessaire à la construction du « qui suis-je ? ».
La quête, pluridirectionnelle, vise à réunir, comparer, confronter les traces administratives clairsemées de l’existence misérable des premières strates générationnelles dans les plantations coloniales
- avec la transmission mémorielle éparse, transmise des uns aux autres dans un branchage généalogique confus, de faits divers, de fragments d’histoires, d’événements plus ou moins avérés, peut-être, pour certains, fantasmés
- avec de bienvenues révélations, par l’un ou l’autre, sur un passé dont on a occulté, consciemment ou non, tel ou tel détail, par souci d’oublier l’indigence, jusqu’à la sordidité parfois d’un quasi-esclavage
L’autrice entretient, avec talent, un suspense efficace dans un schéma narratif, souvent poétique, empreint d’émotion, de nostalgie, d’un désir (d’un besoin) puissamment exprimé d’aboutir à un renouement satisfaisant des fils de ce canevas familial enchevêtré, troué et fragmenté, ponctué de découvertes de pistes nouvelles aboutissant tantôt à de décevantes impasses, tantôt à de réconfortantes trouvailles constituant autant de modestes pièces s’ajustant au puzzle.
Parallèlement à cette quête essentielle, la romancière se livre à une intéressante analyse rétrospective de ses œuvres, au cours de quoi se révèlent à elle, a posteriori, les empreintes, sur ses écrits, de la confusion affligeante des branches d’un arbre généalogique somme toute pas très ancien et de ce désir rémanent d’en combler l’intermittente lacune.
« Je me demande si on peut être étreint par une croyance ancienne qui n’est pas à proprement parler la vôtre. Je me demande si les peurs peuvent rester tapies pendant plusieurs générations et resurgir. C’est un sentiment, une incapacité, un tabou qui seraient transmis comme on transmet un trait, une manière de tenir sa cuiller, une façon de marcher ».
On participe sans se forcer.
Patryck Froissart
Jeudi 12 juin 2025
Plateau Caillou (Réunion)
L’autrice :
Nathacha Devi Pathareddy Appanah, née à Mahébourg en 1973 est une journaliste et romancière mauricienne qui vit en France.
Elle descend d'une famille d'engagés indiens de la fin du XIXe siècle, les Pathareddy-Appanah. Elle travaille d'abord à l'île Maurice comme journaliste puis, en 1998, elle vient s'installer en France, à Grenoble, puis à Lyon, où elle termine sa formation dans le domaine du journalisme et de l'édition.
Bibliographie :
Les Rochers de Poudre d'Or, sur l'histoire des engagés indiens, récompensé par le prix RFO du Livre 2003
Blue Bay Palace
Le Dernier Frère (2007) a reçu le prix du roman Fnac 2007, le prix des lecteurs de L'Express 2008, le prix de la Fondation France-Israël.
En 2016, Tropique de la violence reçoit le Prix Femina des lycéens 2016 ainsi que le prix France Télévisions 2017.
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