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La Chaise vide, Thierry Martin-Scherrer (par Marc Wetzel)

Ecrit par Marc Wetzel le 03.07.25 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

La Chaise vide, Thierry Martin-Scherrer - Le Taillis Pré, avril 2025, 120 pages, 18 €

La Chaise vide, Thierry Martin-Scherrer (par Marc Wetzel)

 

Un peu plus de dix ans après la mort de son frère jumeau, l'auteur (à présent septuagénaire) tente, pour la première fois, de penser ce que la vie de ce frère aura fait de la sienne. Non pas seulement changé de la sienne, mais bien :  fait d'elle, car la conduite et le maintien de ce frère disparu auront, par sa mutique supériorité et sa dédaigneuse indépendance, construit négativement, conditionné par défaut, toute la sienne. L'auteur aura ainsi dû et bien voulu ménager son jumeau toute sa vie, et le regrette, bien qu'en un sens la mort plutôt prématurée de celui-ci donne en retour raison à ces soins ou ce souci excessifs - comme si l'auteur avait tôt compris son jumeau plus mortel que lui-même, et compensé sa présumée inespérance de vie par le dédommagement préventif d'une sollicitude insistante, inquiète et maladroite. Quoi qu'il en soit, le disparu se sera "retiré sans avoir abattu son jeu" (p.87).

"Dix ans, déjà ! Votre espérance de vie aujourd'hui peut-être, comme on dit.

Au terme de laquelle, à votre tour, vous disparaîtrez.

Comme on dit.

Il a quitté.    Il n'est plus là.

"Porté disparu", certainement pas.

Mort-vivant, encore moins.

Où il est ? Il est mort.

Il vit.

Son image, ballottée comme un bouchon instable au bout du fil de votre foi, il revient, par petites touches, alerter le flotteur, en saccades légères" (p.69)

 

C'est qu'il y a, on le sait, répartition usuelle des rôles : la vie des jumeaux humains n'est pas la panacée. L'essai forcé d'un destin biplace se termine souvent en (plus ruineuse encore) existence par procuration pour l'un ou pour l'autre. Deux êtres issus de l'exactement même accouchement, non seulement ont naissance mystérieuse - ce qui n'est qu'un pléonasme, et le lot, aussi bien, des singletons qu'ordinairement nous sommes - mais doivent strictement, toute leur vie, partager ce mystère ; or un équitable (impossiblement équitable !) partage d'une indivisible source originaire est la source même du problème insoluble de la vie gémellaire. Comment justement répartir une communauté de destin entre deux plateaux ? Ou sérieusement escompter que deux sosies fassent, pour ainsi dire, sosiété ?!...

 

"Il disposait chez vous d'un compte illimité, ignorant votre seule crainte : ne plus pouvoir un jour répondre à ses exigences.

De vous à lui, l'asymétrie ruineuse de n'escompter, pour tout salaire de votre intranquillité, que la terreur de le perdre !

Peut-être savait-il, depuis toujours, pouvoir tabler sur un couloir de survie creusé par vos soins entre vous et lui (Aujourd'hui ce couloir est désaffecté)" (p. 37)

 

C'est que l'un des jumeaux a le "moi" facile, l'identité autorisée comme acquise, et se construit à distance de l'autre, qu'il décontenance insaisissablement (il déconsidère les "égards" qu'on a pour lui, et néglige le service après-vente de l'aînesse consentie) ; l'autre, bien sûr - l'auteur ici - (souvent le plus doué, puisque le plus sensible) essuie un peu complaisamment les plâtres, joue les utilités, incarne volontiers le "monstre sacré" qu'en jumeau il est aussi, mais en mode délibérément mineur, avec l'ambivalence des autres monstres sacrés de la littérature anthropologique, se faisant ici comme le nain des deux (mais par auto-compression civile) ou leur albinos (mais par auto-décoloration psychique) dans une dérisoire et sublime autostérilisation, psycho-sociale et après-coup, de la sorte d'inquiétante (et quasi-animale ?) surfécondité naturelle qu'incarne, dans les cultures premières, la gémellité humaine. Avec cet encombrement ontologique, ce "squat" peut-être, la sorte d'amitié incestueuse des jumeaux fascine et désempare :

 

"Sa présence en vous accaparait de l'autre.

Comme un autre à vous-même.

Il était en vous, irréductible :

(Un squatter, non vraiment ? Il disposait d'un logement vacant, voilà tout.)

Rien d'illégal là-dedans ! Bonnement installé dans votre absence à vous-même.

Qui vous êtes ?

Vous le tiendrez du frottement de l'inconnu en vous inauguré par votre frère :    la place est encore tiède !" (p.78)

 

Leur vie ainsi se passe, puis un jour, après une soixantaine d'années de gémellité concrète (de contemporanéité parfaite, donc, et ... de constant quiproquo fusionnel), l'un des deux meurt, et le jumeau survivant (le jumeau délibérément à la traîne, le consentant "double" de sillage) prend la plume, et - hésitant honnêtement sur la nature du compte à régler, mais avec une implacable netteté, et une héroïque intelligence ! - évoque la chaise laissée vide, en un "nous qui", écrit-il (p. 106) lui "vient pour la première fois". Le jumeau écrivain et survivant s'y interpelle lui-même à la seconde personne ("Entre vous deux, le jeu était inégal" etc.), et réserve la troisième (laissant la première inoccupée, l'auteur n'écrivant pas une seule fois "je" de tout le livre) au jumeau mort, qui fut vainqueur peu volontaire, et n'emporte sans doute avec lui que le secret ... moins d'une "chaise" que d'un coffre-fort, vide.

 

Ce titre de "chaise vide" (l'expression est d'ailleurs étonnante : pourquoi pas simplement "inoccupée", et pourrait-on penser sans confusion une chaise pleine ?... ) est ainsi repris et justifié en fin de livre :

"Vous êtes assis en face d'une chaise vide.

Au bord d'écrire sous la dictée de cette chaise.

À l'affût des mots au bord de parler, qui finalement se lèvent et s'en vont.

Des mots s'aventurant plus loin encore   que le silence, entre des poches de silence frais !" (p.101)

 

Trois issues sont dessinées dans et par le livre : la première est de prendre l'exemplarité humaine où elle est (la gémellité n'importe au fond plus, et seule l'altérité - lointaine ou proche - est l'école de la présence objective. Le disparu n'instruit qu'à titre de "rien d'autre qu'autre", et tout autre considérant brouille l'avenir à se donner) :

"Plus fort que vous, plus grand que vous, plus doué que vous, plus beau que vous, etc. etc., l'image de ce frère, édifiée par vos soins, offrit dès l'origine à votre résidence privée un voisinage luxueux auquel vous adosser : il était votre société. Votre extension en somme ?

Vous secouez le joug. Vous vous reprenez. Vous relevez le gant.

Perdez-vous de vue, oubliez-vous à la rencontre du tout autre, ni plus fort, ni plus grand, ni plus doué, ni plus beau que vous.

Rien d'autre qu'autre" (p.88)

 

La seconde est, bien sûr, d'avancer la chaise désormais vide vers d'autres prétendants, libres d'eux-mêmes et de nous, ouverts, ne nous laissant pas prisonniers devant eux, n'étant plus doublures aliénantes : renouveler, mais cette fois depuis l'avenir, la présence humaine sensée, en ayant éteint d'un coup (ou en tout cas sévèrement reconsidéré) la "galerie des glaces" où se pavanaient seuls les apparences partiales et les malentendus clinquants :

"Derrière la mémoire de ce frère, d'autres mémoires pourraient surgir, dans une galerie des glaces constamment refleurie au bout d'une seule phrase.

(Cette galerie : que vaut-elle au juste, où vitre et miroir ajustent leurs sous-verres, brassent sans fin les cartes entre réalité et reflet de quoi entre et ricoche ?)

Vous là-devant, rivé au fil de votre vie.

Une fois parvenu au bout de la galerie, votre phrase pourrait mourir "de sa belle mort" (p.99)

 

Mais la plus favorable et mystérieuse issue est la transmutation qu'on devine ainsi : que cet intime devenu étranger à la vie nous devienne opportun et suffisant moyen d'accès à l'étranger intime à découvrir en nous. Laisser à sa place de mort, désormais, le jumeau extérieur, pour éclairer par lui ce jumeau intérieur encore à naître, dans l'après-honte, auquel les songes, les jeux de la foi, la faim d'intelligence, la poésie elle-même, brûlent de nous "présenter" !

" Le passage de ce frère sera dépassé par vos racines formidables.

Ne cherchez pas à l'extérieur la part de lui qui vit en vous.

Sans pour autant vous interdire de dévorer le monde oh non ! avec des yeux agrandis par les siens, pourquoi pas ?

Tout juste assuré que la voie est bonne pour vous rapprocher du vous que vous n'êtes pas,

l'étranger intime auquel vous rêvez d'être présenté.

Cet étranger : endormi, rêveur, lucide ... comment dire ?

Les stratégies dont il vous enveloppe ne cessent de varier : acteur de vos rêves, ombre de vos errances, bras d'honneur de la page blanche (pour peu qu'assis à votre table).... " (p.93)

 

Ce "bras d'honneur de la page blanche" amuse (parmi d'autres familiarités, heureuses et libres - "et puis quoi encore", "il fallait voir comme", "tant qu'on y est", "de quel droit dites !", "en pincer pour l'Absence"... - jetées dans ce style, et formant contrapuntique et neuve auto-Interjection !) et étonne (car la stérilité littéraire paraît bien plutôt ici manquer à l'appel !). C'est, quoi qu'il en soit, un livre extrêmement bien écrit, d'une bienvenue subtilité, d'une intrigante justesse. On pense à une version sophistiquée, et insidieusement efficace, de l'excellent Roitelet de Jean-François Beauchemin, et cette lutte bessonne entre le désintéressement de l'un et le désintérêt de l'autre revisite le fameux "Dans ton combat contre le monde, seconde le monde" de Kafka :

"Vienne la silhouette de ce frère à disparaître, avalée par les brumes,

vous vous retrouvez : face à l'attrait nu, en route vers un insavoir, vers un impouvoir :

sans autre identité à espérer - que ce vous, hors de vous !

Soyez hors de vous, suivez cet inconnu, ne le lâchez à aucun prix." (p.79)

 

Ce face-à-face ici restitué entre une activité de peintre que le jumeau disparu n'aurait sans doute pas mérité de continuer, et une vocation de musicien que le survivant n'avait en tout cas, lui, pas mérité d'interrompre, méritait d'être écrit, et vaut d'être lu.

 

"Un regard qui ne vous voyait, ni ne vous regardait.

Posé sur vous pourtant, grand ouvert, très doux, hors d'atteinte.

Vous observant.

Comme un regard monté de l'intérieur de lui, posé sur l'intérieur de vous.

Caravage a écrit : "Tout tableau est une tête de méduse. On peut vaincre la terreur par l'image de la terreur. Tout peintre est Persée."

De lui et de vous : Qui, le peintre ?" (p.19)

 

Marc Wetzel

 

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Après avoir renoncé à une carrière musicale, Thierry Martin-Scherrer (Lyon, 1950) a poursuivi des études de lettres et commencé à écrire dans les années 1990. Une dizaine d'ouvrages ont paru, dont Le Fantôme de Chopin (Lettres vives) et L'exil musical (Encre Marine). Un auteur vif, secret, et profondément juste.



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A propos du rédacteur

Marc Wetzel

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Marc Wetzel, né en 1953, a enseigné la philosophie. Rédige régulièrement des chroniques sur le site de la revue Traversées. Dernier ouvrage paru : Exercices (Encre Marine/Les Belles Lettres), 2015.