J’écris l’Illiade, Pierre Michon (par Gilles Cervera)
J’écris l’Illiade, Pierre Michon, Gallimard 269 p. 21 €
Edition: Gallimard
J’écris Michon
Ou plutôt je le crie !
Car Michon peut crier aussi. On le savait savant. On le savait minuscule et immense, on le savait montagnard des montagnes, ombré de vallées d’arbres, profondes, obscures, et on savait, grâce à lui, de savants pas moins les zincs où boire et apprendre, les rivières de sources blanches et les Beunes, bon, on savait tout ça de Michon, mais de Pierre que savait-on ?
Le lire s’impose plus que jamais. Il est vieux, il a son âge, deux mille ans pas moins.
Il est jeune, pubère à peine. Il baise en fontaines les princesses de jupes courtes, d’ailées jarretelles. Il n’est pas politiquement ni wokement correct. Il se moque de woke et se fout de MeToo, il est Pierre et sur ce royaume, in saecula saeculorum, Pierre Michon est notre Grand Auteur et Lecteur Difficile.
Les majuscules sont de Michon, et il faut s’y fier.
Bon.
Comment commenter ?
Comment commencer ?
Lire J’écris l’Illiade force à tout recommencer Michon. Savoir de lui dans l’entrelardage ses paumes de mains et ses peaux de vie, les lambeaux de soi encastrés au sublime, aux Déités. La majuscule est de lui aussi.
Mes deux Déités majeures somnolaient sous le linteau ; le bricolage champêtre, très peu pour elles.
Première remarque sur cette phrase de la page 261 : Michon ne se gêne pas pour remettre au goût du jour le regretté point-virgule. Punctum virgulum, ah oui, ce souffle à peine, cet inspire ténu, ce peu de point qui pointe encore, peu d’incapacité respiratoire ni d’emphysème, mais une reprise de souffle après légère pause. Le point-virgule est la preuve par Michon que fumer ne tue pas, boire non plus.
Le texte respire, inspire, Michon est une inspiration de Michon.
Deuxième remarque : les Déités ? Déjà mentionnées : Grand Auteur et Lecteur Difficile. Peu importe.
Pierre Michon qui est un grand homme en littérature, il y a un avant et un après Vies Minuscules n’est-ce pas, ici, dans ce dernier livre (dernier ?), fait tout sauter y compris Pierre Michon qui est un grand homme de la littérature !
Je suis un monument, l’ai-je dit ? Un monument ça s’effondre, ça s’écroule, ça heurte et ça choque, ça se reconstruit, monte encore plus haut !
Il explose la littérature qui commence il y a deux mille et quelques années et qu’on ne commence pas à nous dire que tout ne commence pas à Athènes, autour de la Méditerranée, dans un voyage sublime ici recommencé.
Résumons :
Le mythe est au départ.
Le livre vient ensuite, très vite et monsieur Gutenberg lui fait faire un bond. Suit l’aventure des bibliothèques, médiathèques, librairies, index, purgatoires, autodafés, censures ploutocrates et autres rayonnages. L’aventure peut continuer et continue en pile (donc pilon), en tables, en poches et en Pléiade, ça va très vite.
Jusqu’à étouffer parmi la littérature la littérature.
Jusqu’asphyxier même.
Sauf un seul.
Sauf lui, Michon, qui sait s’en sortir, pas qu’avec le point-virgule !
Il se moque. Il monte au mât. Il crie par-dessus les vagues. Voyageur d’Ithaque, il attaque.
Frère d’Ulysse, il compisse. D’Achille, il conchie. Il peut grâce à la langue, sa langue, en couper pas mal, de langues.
Sillent-bloc s’abstenir. Sourds muets que nous sommes, lisons Michon. C’est la langue des cygnes en littérature.
L’aventure de l’aventure.
La littérature de la littérature.
Tous les humains en rut ressemblent aux dieux – mais l’excès de plaisir dont les dieux se gavent, nous en mourons.
Lisez, vous visiterez des salons d’essayage où les femmes vont et viennent, nues et sensuelles, entre les ourlets et les surjets, sous les aiguilles de lèvres serrées et celles qu’on pose une à une pour retenir la soie qui tombe :
Après l’essayage, Éva, tout en papotant chiffons, aimait rester un peu et boire un chocolat ; ma mère lui en faisait un bien chaud, même au plus fort de l’été.
Un : avez-vous observé l’usage du point-virgule ?
Deux : Avez-vous senti la transpiration salée des aisselles, le pied nu sur le sol, la cuisse haute et blanche, un érotisme au fond que Michon, après peu d’autres, pousse ainsi sous les flammes et donne feu aux sens (au sens !).
L’indubitable jupe de chantoung noir est troussée et rejetée à la taille, les fesses sont nues jusqu’aux creux de Vénus. Des mains aux ongles de mandarin errent au-dessus de cette nudité, vont s’abattre.
Lisez. Vous connaîtrez aussi des marques de tracteur (ou de tronçonneuse), des maisons d’éditions et de trahison, vous saurez le nom des haches (l’excellente Leborgne ! Le borgne, Qui ?), vous passerez des nuits d’assassin dans des trains pour tuer (à la hache) le rival germanopratin en séduction, vous ferez des allume-feux dans le papier des livres, vous vous torcherez dans le ciel, lisons Michon !
Car.
Michon est Homère.
Homère est notre mère.
Disons-nous ses fils et disons Michon mère d’Homère.
Les vrais hommes ont disparu. Plus de sarisses, plus de phalange, plus de crucifixion d’Hector, plus de sac de Thèbes, plus de vers où des yeux jaillissent d’un crâne par la vertu d’une lance entrée dans la nuque, plus d’Homère.
Michon écrit une fiction à partir de l’antique Ithaque.
Une cruci-fiction !
Il écrit comme on délire et parfois, il délire. Comme on hallucine, et, parfois, il hallucine.
Mais.
En écrivant.
Quoi ?
Une sorte de codex construisant et déconstruisant en même temps un traité de Grand Style, un art d’écrire qui décrit l’art de ne plus écrire. SMS à suivre ! Célinien à l’envers, Proust en New-Holland, Gracquien furieux, anar quoi, ah, vous n’imaginez pas au bistrot l’ivresse à tout franchir y compris l’alcool de soi !
Écrire l’Iliade quand on est Pierre Michon, c’est se moquer du monde et le monde à ses pieds se tord les pieds et de rire, aussi d’admiration, tout en s’en prenant plein la poire (encore un vers ?) !
Lire Michon fait lire.
Aussi pour pleurer, parler, écrire et surtout ne pas mourir avant.
Gilles Cervera
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